(Par Jean-Paul Pelras)
De Malbouzon à Laguiole, de Saint Gêniez à Saint Urcize, entre Lozère, Nord Aveyron et Cantal, j’ai parcouru, la semaine dernière, quelques dizaines de kilomètres sur ces routes longées de frênes émondés, j’ai traversé des villages dont celui où mes grands-parents sont enterrés, revu la ferme, les épiceries fermées, les bistrots oubliés, les monuments aux morts où, serrés les uns contre les autres, se côtoient quelques dizaines de noms que plus personne ne connaît.
J’ai bu
à l’eau glacée de Rieutort, passé mon regard derrière les rideaux
déchirés de quelques bâtisses abandonnées, croisé des troupeaux que
l’hiver n’avait pas encore découragés, salué le garagiste posant depuis
presqu’un demi-siècle devant les mêmes carcasses de voiture, entre la
vieille pompe à essence qui affiche des tarifs disproportionnés et la
dépanneuse rouillée, j’ai croisé des tracteurs tirant, sur des
départementales et à toute vitesse, des tonnes à lisier, j’ai vu
l’horizon qui, du Lac de Born à Aumont, n’en finit plus de recommencer,
charriant l’histoire de ce pays et de ces hommes que seuls le vent et la tourmente semblent pouvoir apprivoiser.
J’ai passé
trois jours sur l’Aubrac, trois jours à me demander ce qui allait
changer. Là, je me suis souvenu de Robert qui, d’un coup d’épaule,
envoyait valser les bottes de foin du plancher de la remorque à la cime
de la grange par-dessus les râteliers, de la tante Céline qui “faisait à
manger” pour vingt personnes comme si de rien n’était, de l’oncle Paul
qui passait sa main, le soir venu, entre le front et le béret pour
prendre ces décisions qui allaient tout changer.
Oui, je me suis
souvenu de ces paysans qui, à l’heure de la messe, parlaient en patois
entre deux canons de rouge et cette clôture qu’il fallait réparer parce
qu’une vache avait encore filé à travers bois ou du côté de la voie
ferrée.
Ce que la peur avait fait de l’humanité…
Alors, je me
suis dit : si ceux-là revenaient, qui ont connu la poignée de main, le
respect des valeurs et celui de la parole donnée, les jeunes godelureaux
du moment, écologistes endimanchés, politicards suffisants, technocrates inutiles, énarques malfaisants, imposteurs médiatisés, citadins
conquérants, journalistes inféodés, pervers protégés par l’entre soi
des pensées et autres glandeurs patentés, trouveraient certainement à
qui parler derrière leurs grandes idées et leurs petits masques en
papier.
Assis sur une
pierre en granit du côté de Marchastel, j’ai raconté à celles et ceux
qui sont partis de l’autre côté du chronomètre tout ce que nous sommes
en train de vivre : l’enfermement des anciens à qui l’on suggère de
s’isoler, le conditionnement des plus jeunes, qui doivent désormais
“raison garder”, la fin programmée de l’argent liquide, de la viande,
des festivités, des écoles, des cafés, des restaurants, des voitures,
des réunions, des feux de cheminée, des journaux, des mairies, des
villages, des contre-pouvoirs, des paysans français, des artisans qui
savaient travailler, du petit commerçant d’à côté, de cet homme qui,
pour pouvoir vieillir, allait encore devoir s’excuser… La fin de la
liberté de circuler, l’interdiction d’entrer dans un magasin sans
laisser passer, de manifester, de se réunir, de dire ce que l’on pense
sans risquer de se faire engueuler !
Je leur ai dit ce que la peur avait fait de l’humanité. Je
leur ai dit que les géants de ce que nous appelons “le numérique”
étaient en train d’investir sur la planète Mars pour imaginer un autre
monde, avec l’argent de sept milliards d’individus qui se laissent faire
parce que quatre brigands leur ont appris à ne plus savoir exister.
Et puis, j’ai
jeté quelques cailloux dans le Bès et dans la Rimeize, comme je le
faisais quand j’étais petit avant de revenir, quelques jours après, voir
s’ils n’avaient pas bougé. Un peu comme on revient passer quelques
heures du côté de l’enfance dans la vacuité des grands silences et des
années passées, pour essayer de comprendre. Pour essayer de se rassurer.
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