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mardi 13 décembre 2022

Guerre en Ukraine : l’Union européenne protège un oligarque lié à l’industrie militaire et l’arme atomique en Russie


 

 
publié le 13 déc. 2022
par disclose
 
 Vladimir Lisin a fourni de l’acier à une dizaine de fabricants d’armes du Kremlin. 
 
Malgré ses liens avec des entreprises qui conçoivent des missiles balistiques et des drones furtifs, l’oligarque ne fait l’objet d’aucune sanction en Europe et aux Etats-Unis, d’après l’enquête de Disclose.

« Nous portons des coups à l’économie russe (…) des coups robustes ». Ce 14 mars 2022 sur la chaîne d’information LCI, le ministre de l’économie et des finances, Bruno le Maire, est affirmatif : en réaction à l’invasion de l’Ukraine survenue deux semaines plus tôt, la France va « transmettre plusieurs dizaines de noms de personnalités russes à la Commission européenne pour qu’elles soient placées sous sanctions ». Au total, plus de 1 000 personnalités et oligarques russes sont aujourd’hui visés par lesdites sanctions. Yachts, jets privés, villas, comptes en banques, œuvres d’art… Près de 30 milliards d’euros d’actifs auraient ainsi été gelés à travers toute l’Europe.

Un homme fait exception. Son nom : Vladimir Lisin. Originaire de la même ville que Vladimir Poutine, cet oligarque de 66 ans est à la tête de Novolipetsk Steel (NLMK), un groupe qui détient des mines et des aciéries en Russie ainsi que des usines en Europe, notamment en France, en Italie ou en Belgique. Réputé proche du Kremlin, l’homme le plus riche de Russie, avec une fortune estimée à 18 milliards de dollars, peut encore voyager librement, et à bord de son jet privé, presque partout dans le monde — seule l’Australie l’a inscrite sur sa liste de sanctions.

 

 

Vladimir Lisin à Charm el-Cheikh, en Egypte, le 30 novembre 2022. ©ISSF

Le milliardaire peut profiter quand il le souhaite de son château en Ecosse ou de ses deux villas style Belle Epoque situées à l’embouchure de Saint-Jean-Cap-Ferrat, dans le sud de la France. Son voisin de l’avenue Louise Bordes, à Villefranche-sur-Mer, n’a pas eu la même chance : les maisons en bord de mer de l’oligarque Viktor Raschnikov, d’une valeur de 100 millions d’euros, ainsi que ses biens connus en Europe, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ont été saisis.

 

  

L’une des propriétés (au centre) de Vladimir Lisin, à Villefranche-sur-Mer, dans les Alpes-Maritimes.

Pourtant, selon des documents inédits obtenus par Disclose, Le Temps et le Times, transmis par un groupe d’organisations ukrainiennes et russes de lutte contre la corruption, Vladimir Lisin a fourni de l’acier aux fabricants d’armes du Kremlin. Au travers de son empire, le richissime homme d’affaires a ainsi collaboré avec des entreprises qui fabriquent des missiles balistiques, des drones furtifs ou encore l’arme nucléaire. Le 28 novembre dernier, ces documents ont également été remis au Trésor américain et britannique par le groupe russo-ukrainien. 

Liens avec le complexe militaro-industriel russe

D’après l’enquête de Disclose et ses partenaires, NLMK a signé au moins dix-huit contrats avec des entreprises du secteur de la défense russes depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie. Le groupe de Vladimir Lisin les a notamment fournies en acier inoxydable, tôles d’acier laminées, ruban d’acier électrique, ou acier plaqué.

Parmi les huit sociétés identifiées, NLKM a par exemple fourni, en 2017, de l’acier à deux usines d’armements mises sous sanctions par le Trésor américain. La première, l’usine de Mari, à Yoshkar-Ola, produit de la défense antiaérienne, notamment le système S-300V, utilisé en Ukraine pour attaquer des cibles au sol, dont des bâtiments civils telles que des infrastructures d’électricité et de chauffage. La seconde, l’entreprise Kupol, ciblée depuis le 25 mars dernier, fabrique des chars, dont le « TOR-M » qui a récemment été déployé à Chernihiv

En 2016 et 2017, NLMK a aussi fourni de l’acier à Elektromashina, qui a développé une tourelle de combat destinée à équiper des véhicules blindés, ainsi que des systèmes électroniques pour des chars russes comme le T-90, dont certains exemplaires ont été utilisés sur le sol ukrainien. Un an plus tard, le groupe de Lisin livrait également du métal à JSC Corporation Space Monitoring Systems. Une société connue pour avoir développé le premier missile intercontinental R-7.

Missiles nucléaires

Des documents commerciaux révèlent également que la compagnie a fourni du matériel à des sociétés impliquées dans la conception de l’arme atomique. En 2017 et 2018, NLMK a passé un marché avec le Russian Federal Nuclear Center, dont la mission est d’accroître la performance nucléaire russe, et l’institut de physique appliquée Zababakhin, qui produit des plans pour les têtes de missiles.

Enfin, selon un contrat de 2019, le groupe de Vladimir Lisin a fourni la société JSC Production Association Sever, qui fabrique « des technologies avancées pour l’aviation et l’industrie nucléaire » — depuis cette date, les données de JSC ne sont plus publiques.

Interrogés par Disclose et Le Temps, NLMK confirme nos informations, mais assure qu’une « quantité négligeable d’acier (…) de production civile » a été vendue aux sociétés citées au cours des dix dernières années. Au total, selon la direction de la communication de l’entreprise, cela représenterait « 1,6 million de dollars en dix ans ». Soit « moins de 0,002 % des ventes totales » du groupe. Reste que la fourniture d’acier à ces entreprises du secteur de la défense russe, qu’elle soit en faible quantité ou non, a eu lieu après l’annexion de la Crimée, en 2014, et le premier train de sanctions contre Moscou.

Violation des sanctions européennes

Les accusations qui visent Vladimir Lisin ne concernent pas uniquement ses activités dans la sidérurgie. Les documents en notre possession démontrent qu’une autre de ses sociétés, Volga Shipping, spécialisée dans le transport maritime, aurait joué un rôle actif dans le contournement des sanctions liées à l’importation, en Europe, de marchandises acheminées par des navires russes.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’entreprise, qui compte une flotte de 250 bateaux et convoie plusieurs millions de tonnes par an, aurait en effet eu recours à la technique dite du « bord à bord », ship to ship en anglais, qui consiste à transborder des marchandises, en l’occurrence du pétrole, d’un navire russe à un bateau appartenant à un pays membre de l’Union européenne, pour contourner l’interdiction des navires russes d’entrer dans les ports européens. Cette pratique est « considérée comme un contournement de l’embargo » lorsqu’elle sert à éviter les restrictions en vigueur.

A l’aide de Marine Traffic, un site qui permet de géolocaliser des bateaux et suivre leurs itinéraires en direct, le dossier en notre possession identifie une dizaine d’opérations de transbordements organisées ces derniers mois par des cargos appartenant à Vladimir Lisin.

« Faire face aux pénuries de pétrole »

Ce fut le cas le 27 juillet 2022. Ce jour-là, au milieu de la mer Noire, le navire russe Mekhanik Antonov, un des quarante-cinq tankers de la flotte, va rester durant six heures aux côtés du Georgia, un navire battant pavillon maltais, afin de transvaser sa marchandise. Le lendemain, le Georgia se ravitaille auprès d’un autre bateau appartenant à Volga Shipping : le VF Tanker 8. Cette fois, les deux navires resteront côte à côte durant plus de dix heures. Une fois l’opération terminée, le bateau maltais est entré en Grèce, dans le port d’Agioi Theodoroi, pour y livrer sa cargaison… du pétrole d’origine russe. 

 

 Le 

VF Tanker 8, l’un des quarante-cinq cargos de la compagnie Volga Shipping ©DR

Contacté, l’armateur du Georgia, le navire battant pavillon maltais, confirme la manœuvre. Il la justifie en expliquant que « Volga Shipping n’était pas une entité sanctionnée » et que« l’opération a été réalisée en eaux internationales », avant de plaider que « ce voyage, en plus d’être totalement légitime, a aidé la Grèce à faire face aux pénuries de pétrole ».

La direction de Volga Shipping ne nous a pas répondu. A notre partenaire du Times, l’avocat de Vladimir Lisin assure que « le chargement bord à bord est une pratique logistique standard » permettant « aux cargos d’éviter les coûts des terminaux terrestres ». Selon lui, les transvasements effectués à proximité du territoire européen seraient motivés par « l’augmentation des risques de sécurité pour les équipages » depuis le déclenchement de la guerre, et « en aucun cas liés aux interdictions d’accès à l’UE des bateaux russes ».

Carnet d’adresses planétaire

Au vu des relations de Vladimir Lisin avec l’industrie de l’armement russe, et son implication dans le contournement de l’embargo, l’indulgence dont il bénéficie aux Etats-Unis et en Europe interpelle. Dans l’Union européenne, cette clémence pourrait trouver ses origines dans un épisode survenu en 2014, lorsque NKLM se trouvait sous la menace de sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée. A l’époque, dans une lettre envoyée à l’UE et aux autorités des pays concernés par ses activités, le groupe brandissait deux arguments massues : l’argent et l’emploi. « L’aide financière apportée par la société mère pour soutenir les activités européennes a dépassé les 271 millions d’euros uniquement pour l’année 2013, écrivait l’entreprise dans ce document rendu public par la RTBF. L’arrêt forcé du soutien financier de la société mère pourrait déclencher l’insolvabilité et la fermeture des usines européennes de NLMK. Cela serait inévitablement suivi du licenciement de milliers de travailleurs (…) dont la masse salariale représentait, en 2013, 161 millions d’euros. »

En France, dans son usine de Strasbourg, NLMK emploie 144 salariés chargés de transformer 400 000 tonnes d’acier par an destinées à l’industrie automobile et le bâtiment.

 

Le 

site strasbourgeois de NLMK tourne à plein régime. ©NLMK

Interrogés par Disclose pour savoir si Vladimir Lisin figurait sur la liste noire de la France, ni Matignon ni le ministère des affaires étrangères pas plus que le cabinet du ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, n’ont répondu à nos questions. La direction générale du Trésor s’est contentée de confirmer que « Monsieur Lisin ne fait pas l’objet d’une mesure de gel des avoirs ». Et ce service de Bercy de préciser, sans plus de détail, que « dans le cadre des sanctions contre la Russie, les mesures de gel des avoirs sont décidées par le Conseil de l’Union européenne à l’unanimité. » A ce jour, on ne sait pas quels pays ont proposé de mettre l’oligarque russe sous sanctions, et quels pays s’y sont opposés. Ces informations sont gardées secrètes.

Le rôle de la Belgique

En Europe, c’est d’abord en Belgique que Vladimir Lisin a su s’entourer de partenaires influents. La Sogepa, le puissant fonds d’investissement wallon, détient 49 % du capital de NLMK Belgium Holdings, qui emploie 1 200 salariés. Surtout, la Sogepa, main dans la main avec NLMK, a investi 200 millions d’euros dans la filiale belge du groupe russe. De quoi chercher à éviter les sanctions ? Contacté à plusieurs reprises, le fonds wallon n’a pas donné suite.

En octobre dernier, le porte-parole de la Sogepa a déclaré qu’il espérait que « les sanctions n’auraient pas d’impact sur NLMK » qui, selon lui, « n’est pas une compagnie russe au sens strict du terme vu que NLMK Europe est basée en Belgique ». Le 22 octobre dernier, lorsque les 27 pays membres de l’UE ont voulu bannir la vente de produits semi-finis contenant de l’acier russe, la Belgique s’est abstenue. A force de négociations, le royaume a obtenu un délai de mise en œuvre de deux ans. Une aubaine pour Vladimir Lisin. 


Antoine Harari et Clément Fayol

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