Le grand magasin moscovite TSUM propose les dernières collections de nombreuses grandes maisons, malgré l’embargo. (Sylvain Tronchet / Radio France)
avec Anastasia Sedukhina - Sylvain TronchetPublié le 19/12/2022
Une boutique Dior fermée à Moscou. (Sylvain Tronchet / Radio France)
"Il y a des problèmes logistiques, mais dans les faits on trouve absolument tout""Le luxe est toujours disponible pour ceux qui en veulent, confirme Stanislava Najmitdinova, une consultante spécialisée dans le secteur. C'est juste qu'il y a maintenant beaucoup plus de complications liées à la logistique. Je constate aussi que certains articles présentés appartiennent parfois aux collections des années passées, ce qui confirme qu’il y a des problèmes d’approvisionnement. Mais dans les faits, il est possible de trouver absolument tout", affirme cette spécialiste.
Plusieurs connaisseurs du secteur nous ont expliqué que les distributeurs avaient constitué des stocks, très vite après l’entrée en guerre de la Russie. Sur la messagerie Telegram, on a vu également ressurgir des ventes parallèles d’articles de luxe, rappelant à beaucoup le marché noir des années 1990, quand les grandes maisons n’avaient pas encore investi le marché local. Mais les stocks n’expliquent pas tout. Pour en être certains, nous sommes allés essayer un manteau de marque Hugo Boss au TSUM. Prix affiché : 85 000 roubles, soit environ 1200 euros. Quand nous demandons à la vendeuse s’il s’agit bien de la dernière collection, elle saisit l’étiquette et nous la montre : "Regardez ici, il y a la date de fabrication. Mai 2022. C’est donc la collection hiver qui a été cousue cet été".
Les "importations parallèles" ont remplacé les distributeurs officielsCe manteau est donc entré en Russie bien après la mise en œuvre de l’embargo. Ailleurs dans le magasin, des affichettes annoncent la présence de nombreux produits de la collection hiver de chez Saint Laurent, Dolce & Gabbana, Prada… La raison de leur présence porte un nom désormais bien connu en Russie : importations parallèles. "Auparavant en Russie, il y avait des filiales ou des sociétés russes qui étaient des distributeurs officiels, explique Alexandra Akimova, juriste dans un cabinet moscovite d’avocats spécialisés. En gros ils étaient les seuls à avoir, le droit d’importer certaines marchandises dans le pays. Mais à cause des problèmes que nous rencontrons, le gouvernement a décidé d’autoriser les importations parallèles. Maintenant toutes les entreprises ou même les personnes physiques qui peuvent organiser la livraison sont autorisées à importer les produits inscrits au registre du ministère du Commerce."
En clair : les articles de luxe en question peuvent avoir été achetées par une société basée dans un pays qui continue à commercer avec la Russie, l’Arménie, la Turquie, les Emirats arabes unis notamment, puis réexportés vers Moscou. Pourtant le règlement européen qui fixe les conditions de l’embargo précise que sont interdites les exportations "directes et indirectes". Mais toutes les maisons de luxe que nous avons contacté affirment que ces ventes échappent à leur contrôle. LVMH explique qu’un "cadre juridique strict entoure [ses] relations avec [ses] partenaires interdisant toute revente à des intermédiaires". Chez Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga…), on dit aussi avoir mis en place de telles mesures, tout en admettant qu’elles "ne permettent pas de contrôler à 100% que des tiers ne réexportent aucun de nos produits à notre insu"
.À Moscou, dans l'un des rayons du TSUM. (Sylvain Tronchet / Radio France)
Les grandes maisons, victimes ou complices ?La consultante Stanislava Najmitdinova ne croit pas que toutes les grandes maisons luttent avec la plus grande énergie contre ces importations parallèles qui permettent au marché russe de se maintenir à flot. "Malgré leur position politique, qu'elles ont été contraintes d'exprimer sous une certaine pression, les marques ont une vision commerciale dans laquelle la Russie reste un marché très intéressant", estime-t-elle. Son expérience lui montrerait même que certains chercheraient à organiser le contournement des sanctions. "Mes collègues en Turquie reçoivent beaucoup de demandes de représentation de la part de marques européennes, affirme-elle. Une certaine marque italienne ne veut pas approvisionner la Russie directement, alors elle négocie avec des entreprises turques. Elle livre les Turcs, et les Turcs nous approvisionnent. Ça fonctionne comme ça."
Si certains (LVMH, Hugo Boss…) admettent du bout des lèvres toujours exporter certains articles vers la Russie, ils affirment que c’est en veillant scrupuleusement à respecter la réglementation. D’autres encore, s’abritent derrière le fait qu’ils sont tenus par des accords commerciaux. C’est le cas de Lacoste, dont les produits sont encore très facilement disponibles à Moscou. Nous avons pu ainsi essayer une doudoune de la dernière collection de la marque dont le prix, l’équivalent de plus de 1000 euros, excédait en apparence très largement la limite fixée par l’UE. "Ces produits sont distribués par un partenaire turc qui a une licence de fabrication et d’exportation vers la Russie", explique-t-on au siège de la marque à Paris. Le vendeur moscovite nous a effectivement confirmé que ces produits estampillés du crocodile venaient de Turquie.
Lancel toujours présent à MoscouLe cas de Lancel pose également certaines questions. Contrairement à la plupart des sociétés du secteur, le maroquinier, désormais sous pavillon italien depuis son rachat par le groupe Piquadro, n’a pas quitté la Russie. Il exploite toujours notamment, via une filiale, une boutique située dans le centre commercial Goum sur la Place Rouge, au cœur de Moscou. Au siège parisien de Lancel, on justifie la décision de maintenir le magasin ouvert "par la volonté de garantir un emploi aux employés" russes de la marque. Dans la boutique, nulle impression de pénurie, et certains sacs sont vendus plus de 90 000 roubles (environ 1300 euros).
Dans la boutique Lancel de Moscou. (Sylvain Tronchet / Radio France)
Nous avons demandé à la Maison Lancel comment elle pouvait encore proposer ce genre d’article à la vente près de 9 mois après le début de l’embargo. Son directeur général, Giovanni Bonatti nous a affirmé que certains articles, les plus coûteux, devaient provenir de stocks préexistants et que la limite de 300 euros s’applique "aux prix d’exportation des produits et non aux prix de vente aux consommateurs". Nous nous sommes faits passer pour des clients et nous avons demandé s’il était possible d’obtenir un sac de la dernière collection vendu à près de 1000 euros. Réponse de la vendeuse : "Nous pouvons prendre votre commande, et il est alors probable que lors de notre prochaine expédition, ils l’incluent et que vous puissiez l’avoir. Laissez-moi vos coordonnées si vous le souhaitez." Interrogée sur ce point, la direction de Lancel affirme que ce sac, vendu trois fois plus cher, est exporté vers sa filiale russe pour une valeur inférieure à 300 euros.
Des acheteurs parcourent l’Europe pour rapporter les pièces les plus recherchéesL’impression d’abondance que dégagent les enseignes qui vendent des articles de luxe à Moscou ne doit pas masquer le fait que se les procurer est néanmoins devenu beaucoup plus aléatoire et compliqué. Sous couvert d’anonymat, plusieurs acteurs du secteur nous ont expliqué que les livraisons s’étaient espacées. Et certains produits sont devenus particulièrement difficiles à importer. Pour pouvoir proposer la pièce rare à leurs clients, certains magasins ont recours à des acheteurs individuels, qui partent comme de simples touristes en Europe, ou à Dubaï, et rapportent des articles qui se retrouvent ensuite dans les rayons.
Plusieurs témoins nous ont affirmé que le grand magasin TSUM avait recours à ce procédé. Nous avons été en contact avec l’un de ces acheteurs qui était en Italie au moment où nous l’avons joint et nous a confirmé qu’il effectuait régulièrement ce type de mission. Malgré nos nombreuses relances, la direction de TSUM n’a pas répondu à nos questions sur ce point.
Le centre commercial Goum à Moscou. (Sylvain Tronchet / Radio France)
La "caravane arménienne", l’autre façon de se procurer des articles de luxeLes plus exigeants des clients ont recours à des services personnalisés qui se sont développés ces derniers mois en Russie. Des sociétés proposent à ces clients fortunés de choisir leurs articles directement sur les sites internet des grandes maisons occidentales. Elles s’occupent ensuite de les leur livrer en Russie, via Dubaï, moyennant 20 à 30% de frais et taxes. Pour ceux qui connaissent une personne de confiance en Arménie, c’est encore plus simple. Il suffit de commander l’article sur internet et de le faire livrer à Erevan. Il est ensuite réexpédié par la Poste vers la Russie, les deux pays étant membres l’union économique eurasiatique. Le système a même hérité d’un surnom chez amateurs de luxe : la "caravane arménienne". Il servirait aussi à approvisionner certaines boutiques moscovites.
Reste qu’avec les importations parallèles légalisées par le gouvernement russe, les clients peuvent aller au-devant de mauvaises surprises. Comment faire jouer la garantie sur un produit qui n’a pas été vendu par un distributeur officiel ? La multiplication des intermédiaires augmente également le risque de contrefaçons. "Auparavant, les importateurs présentaient aux douanes des lettres des fabricants garantissant l’authenticité de leurs produits, explique la juriste Alexandra Akimova. Mais aujourd’hui, elles ne vérifient plus rien. Les autorités ont affirmé qu’elles feraient des descentes dans les points de vente pour vérifier les documents. Mais nous sommes tous bien conscients que ce qu’ils peuvent présenter ne permet absolument pas de garantir le caractère authentique des articles. Il faudrait faire des expertises."
Rien que France Info me fera toujours rire ,un excellent média bien orienté aux ordres
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