Le sens du timing.
Le ministère de l’Intérieur a lancé le 23 décembre un appel d’offres pour une commande de nouveaux lanceurs de balles de défense (LBD 40).
Utilisée par la police et la gendarmerie, cette arme de type Flash-Ball a récemment causé de nombreuses blessures graves lors du mouvement des gilets jaunes et de la mobilisation lycéenne. L’accord-cadre d’une durée de quatre ans prévoit l’achat de 1 280 de ces fusils d’épaule à un coup, et dont la munition de 40 millimètres en caoutchouc semi-rigide peut éborgner et provoquer des fractures des os de la tête.

Sulfureux

Si aucune estimation du prix de cette commande publique n’a été donnée par le service des achats du ministère, il devrait atteindre au moins 2 millions d’euros selon les calculs de Libération.
Depuis plusieurs années, des associations de défense des libertés publiques et, plus récemment, le Défenseur des droits ont alerté sur les dangers de cette arme utilisée par les forces de l’ordre à l’occasion de manifestations.
Le ministère de l’Intérieur, qui élargit en cette fin d’année son stock, ne semble pas avoir amorcé de fléchissement en la matière.
Cette commande sulfureuse comporte aussi l’acquisition de 270 lanceurs à 4 coups et 180 lanceurs à 6 coups du même calibre que les LBD 40.
En l’état, ces armes pourraient tout à fait être chargées avec les mêmes balles semi-rigides en caoutchouc.
Avec un risque nettement accru de blessures irréversibles.

Ces fusils sont en effet capables de tirer leurs munitions en quelques secondes et sont plus lourds et donc moins maniables.
Contactée par Libération, la Direction générale de la police nationale assure que ces lanceurs «multicoups» sont quant à eux «destinés à tirer exclusivement des grenades lacrymogènes, fumigènes ou assourdissantes».
Si aucune comptabilité officielle des blessures n’est établie par les autorités, ces dernières semaines, le LBD 40 est suspecté d’avoir blessé gravement plus de 30 personnes, dont 10 ont été éborgnées. C’est le cas d’Antoine C., 25 ans, blessé à l’œil le 8 décembre place de la République, et qui a depuis porté plainte contre les forces de l’ordre.
Selon le procès-verbal, qui consigne un premier récit des faits, le jeune homme a été touché au visage alors qu’il tentait de s’éloigner de la manifestation qu’il était venu observer par curiosité : «Il y a eu un mouvement de foule, je regardais ce qu’il se passait. D’un coup, je suis tombé. J’étais un peu sonné, les gens autour de moi m’ont aidé à me relever. J’entendais "il l’a pris dans l’œil, il l’a pris dans l’œil".»

Fracturée

Antoine C. se rend alors compte que du sang coule de son visage, son œil gauche est gravement atteint.
Les médecins lui annoncent qu’il a une fracture du plancher orbital et qu’il a perdu la vue.
«Ce sont des armes qui sont fréquemment utilisées par les fonctionnaires de manière offensive à des distances non réglementaires et sur des parties du corps interdites», estime son avocat Arié Alimi. Plusieurs lycéens ont aussi été blessés gravement au visage lors de mobilisations devant leur établissement.
La première semaine de décembre a été particulièrement désastreuse.
A chaque fois, le LBD 40 est soupçonné d’être à l’origine des blessures.
Le 4 décembre, à Grenoble, Doriana, 16 ans, a eu la mâchoire fracturée et des dents cassées.
Le lendemain, à Garges-lès-Gonesses (Val-d’Oise), Issam, 17 ans, a eu lui aussi la mâchoire fracturée et un bout de la joue arraché.
Le même jour, près d’Orléans, Oumar, 16 ans, a eu un enfoncement de l’os du front et d’importantes fractures.
Le 6 décembre, enfin, à Béziers et Vénissieux, Jean-Philippe et Ramy, 16 ans, ont été mutilé à l’œil gauche.
Au départ, l’utilisation du LBD 40 n’était pas prévue lors des manifestations.
En 1998, Christian Arnould, alors chef du bureau des équipements du service central des CRS, s’y était d’ailleurs opposé : «Symboliquement, en matière de maintien de l’ordre, cela signifie que l’on tire sur quelqu’un, alors que, depuis des années, on prend soin de tirer les grenades à 45 degrés sans viser les personnes en face.»
Pour le sociologue Cédric Moreau de Bellaing, spécialiste des questions de police, l’usage «des armes sublétales a plus d’effets délétères que positifs», car est ancrée «l’absolue certitude qu’au pire on amochera mais qu’on ne tuera pas».

Inadaptée

Le Défenseur des droits alerte lui aussi depuis 2013 sur la dangerosité des lanceurs de balles de défense.
Selon cette autorité administrative indépendante, qui a rendu un rapport dédié au maintien de l’ordre en décembre 2017, cette arme est inadaptée «à une utilisation dans le cadre de ces opérations». La raison ? Cette arme «ne permet ni d’apprécier la distance de tir ni de prévenir les dommages collatéraux», car lors d’une manifestation, «les personnes visées sont généralement groupées et mobiles ; le point visé ne sera pas nécessairement le point touché».
Dans le cadre de ce rapport, le préfet de police de Paris, Michel Delpuech, s’était justement engagé à ne plus utiliser cette arme dans les cortèges.

Alors pourquoi un tel revirement lors des événements parisiens des gilets jaunes ?

Contactée par Libération, la préfecture de police répond que «les manifestations non déclarées de gilets jaunes ont pris une configuration de violences urbaines» et qu’il «n’était pas question dans ce cadre de laisser les policiers démunis d’armes intermédiaires face à la violence des participants à ces attroupements».

Ismaël Halissat 

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