9 juin 2022
Je suis allé interviewer Svetlana, une réfugiée ukrainienne arrivée en France à la mi-mars et sa fille, Anna, qui vit en France depuis deux ans.
L’entretien se passe dans un pavillon de la banlieue d’Orléans. Anna est née en Ukraine, elle a 38 ans. Elle est mariée à Nicolas, qu’elle a rencontré alors qu’elle vivait en Lituanie. Lorsque la guerre d’Ukraine a commencé, Anna n’a eu de cesse de faire venir sa mère, Svetlana, qui vivait encore là où elle, Anna, a grandi, à 80 km de Donetsk, dans le district de Velika-Novoselovka.
Svetlana vit dans la même petite ville depuis 50 ans : Chakhtior avait 3000 habitants avant le début de la Guerre du Donbass, ils étaient réduits à 1500 avant le début de l’offensive russe de la fin février 2022. Dans cette région, on vit principalement de la culture du blé, du maïs et du tournesol. Chakhtior est un nom de lieu répandu dans le Donbass. Les amateurs de balle au pied connaissent sans doute un célèbre club de football, le Chakhtar Donetsk, rival du Dynamo Kiev, situé dans un autre Chakhtior, dans la banlieue de Donetsk. Là, on est un peu plus loin de la capitale de la République sécessionniste. Svetlana a travaillé à la mairie toute sa carrière, à différents postes, dont celui de comptable. Le maire la considérait comme son bras droit.
Depuis le début de la guerre, Chakhtior est dans la zone que l’armée ukrainienne dispute encore aux troupes de la République populaire du Donbass.
Il y a un avant et un après….l’euro 2012Une constante dans le récit que j’entends cet après-midi-là : il y a un avant 2012 et un après. Pourquoi 2012 et non 2014 ? Anna et sa mère n’écrivent pas l’histoire depuis les capitales. De leur point de vue, la crise du Donbass a commencé avant même le coup de Maïdan.
Dans les années 2000, l’Ukraine était encore un pays tranquille. La jeune femme a fait des études de français à l’université de Gorlovka. Puis elle s’est installée à Donetsk, où elle a travaillé à l’aéroport de 2007 à 2012. « Le salaire était bon, rapporté niveau de vie de l’Ukraine », m’explique-t-elle. « Le travail était intéressant. On avait le sentiment que l’Ukraine se développait. L’Euro 2012 de football, en particulier, [dont l’organisation était partagée avec la Pologne], donnait à penser que l’Ukraine a un bel avenir économique devant elle, que le pays allait mieux. Le Président Viktor Ianoukovitch avait déployé des moyens pour que tout soit grandiose ». Une des demi-finales a eu lieu à Donetsk, dans le beau stade du Chakhtar Donetsk !
Or, une fois le championnat d’Europe terminé, les choses ont commencé à se détraquer dans le Donbass. Un sentiment imperceptible. Par exemple des commentaires çà et là, dans les médias au sujet du gaz de schiste possiblement exploitable dans la région de Donetsk et Lougansk. « Or nous savions, explique Anna, que cela détruirait les terres et cultures ». En novembre 2013, Ianoukovitch et Chevron signent un contrat pour exploiter le gaz de schiste sur les terres ukrainiennes. Ce qui est intéressant dans le récit d’Anna, c’est qu’elle ne prononce pas le nom « Maïdan » : il y a visiblement un enchaînement d’événements beaucoup plus complexe. L’accord entre Ianoukovitch et les Américains sur le gaz de schiste précède de quelques mois le départ forcé du pouvoir du président légitimement élu en 2010.
Ce qu’Anna et sa mère ont retenu de cette histoire, c’est le début, peu après, de la Guerre du Donbass. Et que les habitants du Donbass ont été bombardés par…l’armée ukrainienne. Et en écoutant Anna, je me dis que les Américains ont considéré les Ukrainiens du Donbass comme des Indiens à chasser de leur terre pour pouvoir en exploiter le sous-sol. L’armée ukrainienne devait faire le sale boulot.En fait, ce qui se passe, c’est que les Occidentaux ont voulu faire basculer la région du Donbass dans le système économique occidental. Et cela a désorganisé l’économie locale, dès avant Maïdan. En 2013, Anna avait été licenciée car l’aéroport de Donetsk avait une activité en baisse. Elle trouve un travail à Kiev. Elle se souvient d’un mouvement général après 2014 : la population de Chakhtior est partie vers Kiev (travail, études), Odessa, Kharkov, (« mais pas vers Lvov », précise-t-elle).
Anna avait été obligé de prendre les devants du fait de son licenciement. Mais elle remarqua vite qu’elle peinait à trouver du travail à Kiev car son passeport indiquait qu’elle venait de la région de Donetsk. Là encore, la fracture a commencé, dans les têtes, avant Maïdan et la Guerre du Donbass.
A Kiev, Anna, qui avait fini par trouver du travail, se souvient distinctement de ces jours du début 2014 où des personnes tiraient dans les rues. Les consignes de l’employeur étaient soit de rester chez soi, soit de prendre le taxi pour se rendre au travail.Elle se souvient aussi que des Ukrainiens cagoulés, habillés en noir qu’on surnomme « Titouchki ». On les connaissait comme des exécutants des basses œuvres de Ianoukovitch. Mais ils avaient visiblement changé de camp. Ils n’hésitaient pas à pénétrer dans les bus pour piller la population et tout saccager armés de leur matraque. Désormais « ils disaient rechercher Ianoukovitch qui se cachait et n’hésitaient à immobiliser le métro de Kiev pour eux afin de se déplacer facilement dans la ville ».
Dès le printemps 2014, Anna s’est donc sentie menacée dans son propre pays. Elle savait que sa région était désormais sous le feu de l’armée qui se battait pour le gouvernement de Kiev. Elle décide de quitter son pays, non pour l’Union Européenne (elle n’avait pas de visa), ni pour la Russie (à la différence de sa sœur) mais pour la Biélorussie. Elle y reste deux ans. Par son ancien employeur de l’aéroport de Donetsk, elle trouve un contrat de travail à Kaunas, en Lituanie. En 2019, elle y rencontre Nicolas, un Français. Quelques temps après, ils se marient et Anna vient s’installer en France, dans le Loiret.
Quand la guerre éclate en février 2022Dès janvier 2022, Anna comprend que les choses peuvent mal tourner entre la Russie et l’Ukraine. Elle demande à sa mère de préparer une valise avec quelques vêtements, médicaments, papier d’identité et autres documents personnels au cas où. Dans le Donbass, depuis 2014, les bombardements n’ont jamais cessé ; Chakhtior a été miraculeusement épargné. Mais Anna pense qu’une fois la Russie en guerre, cela ne peut pas durer.
Svetlana explique que peu après le 24 février, des soldats ukrainiens sont arrivés à Chakhtior et se sont installés dans l’école qui a donc fermé. Elément intéressant car nous avons vu des centaines de photos d’écoles occupées par l’armée ukrainiennes et nous n’en avons retenu que les tirs ou bombardements de l’armée russe sur ces bâtiments. Mais Svetlana n’a pas vu de Russes à Chakhtior, depuis le début de la guerre jusqu’à son départ, à la mi-mars. En revanche elle a vu et entendu des soldats ukrainiens tirer, pour faire peur aux gens. Elle n’a aucun doute : le but poursuivi par les Kiéviens était de faire partir les habitants. Svetlana en est convaincue : « Zelenski cherche à vendre la terre du Donbass qui est exploitable, comme Ianoukovitch, en son temps. L’histoire se répète », dit-elle.
Début mars, Svetlana décide de dormir dans la cave des voisins car la présence de soldats ukrainiens dans la ville en fait une cible pour l’artillerie russe. Les bombardements se déroulent la nuit. Plusieurs voisins refusent mais deux acceptent de partager leur cave avec elle durant deux semaines.
Entre le 13 et 20 mars, le réseau téléphonique est coupé et Anna ne parvient plus à parler à sa mère durant une semaine.
Sa sœur Olga, qui vit à Moscou, finit par arriver à joindre leur mère. Svetlana accepte enfin de quitter Chakhtior et de se rendre en France, cédant aux injonctions de ses deux filles. « Un matin, explique-t-elle, ayant quitté la cave où j avais dormi, j’ai vu une bombe tomber sur la maison voisine de la mienne. Anna m’avait trouvé depuis quelques jours un jeune homme, un volontaire, qui emmenait les civils vers la frontière polonaise. Il est venu me chercher en voiture pour m’emmener à Dniepropetrovsk. Quand j’ai voulu le payer, il a refusé. Il m’a dit que ce qu’il faisait était normal. De là, j’ai pris un train pour Lvov puis un bus pour Cracovie ». Après deux jours de voyage, sa fille la récupère à Cracovie pour la ramener en France avec elle.
En écoutant Svetlana raconter calmement les péripéties de « sa guerre » et de son exode, je me souviens du sang-froid, très semblable, des témoins de la « Shoah par balles », quand j’avais accompagné le Père Desbois en Ukraine en 2007. Et c’est très calmement qu’elle ajoute : « Depuis mai, les gens commencent déjà à revenir. Ils disent que ça s’est calmé ». Mais c’était avant les récents bombardements systématiques sur Donetsk et Gorlovka de l’armée ukrainienne.
Boutcha
Ensuite, Svetlana me parle spontanément de Boutcha. Depuis qu’elle est en France, Svetlana regarde la télévision – russe. Mais par sa fille, elle sait ce qu’on raconte à la télévision française. Les reportages sur Boutcha, elle les a vus quelques jours après son arrivée. Et elle est étonnée qu’on soit aussi catégorique pour parler de Boutcha. « A la télévision russe, m’explique-t-elle, on a montré le départ des Russes le 31 mars puis une vidéo du maire le 1er avril où il paradait, fier d’avoir ‘chassé les Russes’, comme il disait. Et puis le surlendemain on montre des cadavres au même endroit ? Ce n’est pas possible, déclare-t-elle ». Svetlana ne croit pas à la version occidentale parce que pour une Ukrainienne du Donbass qui vit dans le réel depuis 2014, ça ne tient pas debout ! « Les Russes ne peuvent pas avoir tué les Ukrainiens alors qu’ils étaient partis, poursuit-elle. La route où l’on a filmé les cadavres, je l’ai vue à la télévision deux ou trois jours auparavant et il n’y avait rien ». Et puis elle a vu ensuite à la télévision française, « des cadavres disposés comme sur un échiquier de manière très régulière. Cela est impensable. Si les Russes avaient été les bourreaux, les gens se sauraient sauvés et ne seraient pas tombés morts sur le sol de manière aussi précise et régulière ».
De plus, pour différencier les gens, « les Russes avaient demandé à leurs partisans de porter des brassards blancs. Ce sont ces brassards blancs que l’on voit sur les cadavres de ces vidéos. Pourquoi les Russes auraient-ils tués les leurs ? » poursuit mon interlocutrice avec un imperturbable bon sens.
Svetlana insiste sur le fait qu’à Boutcha – donc à l’ouest de l’Ukraine – il y avait des Ukrainiens favorables à la Russie. Cela peut paraître surprenant. Elle-même estime pourtant que le peuple ukrainien souffre bien plus des exactions de l’armée ukrainienne que de l’attitude des Russes. Svetlana et ses filles se sentaient encore « Ukrainiennes » il y a quelques années. Surtout Anna, qui ne comprenait pas comment sa sœur avait pu partir à Moscou. Mais la guerre et le comportement des soldats ukrainiens ont fait basculer Anna, qui avait été choquée, déjà, par la violence perçue à Kiev à la fin de l’hiver 2014..
Essentiel a été aussi, pour Svetlana, ce qu’elle a perçu de la bataille de Marioupol.
MarioupolCe que Svetlana raconte, ce n’est pas le récit des médias occidentaux établis. La meilleure amie de Svetlana, Elena, et sa famille, ont vécu un calvaire quand un jour, une voiture ukrainienne est arrivée, qu’un homme en est sorti avec un lance-roquettes et a tiré dans la grande maison de la fille d’Elena. Cette dernière a tout vu car elle vivait dans la maison voisine, un bâtiment heureusement jugé sans valeur par les pillards. Ensuite, un camion benne est arrivé et a pillé tout ce qui avait de la valeur dans la maison familiale.
Elena. a deux filles, mariées et avec deux enfants chacune. Les gendres d’Elena ont été cachés dans la cave car ils étaient tous les deux dans la Marine, et ils auraient dû servir. Mais, là aussi, la croyance occidentale dans une nation unanime à repousser l’envahisseur russe, ne résiste pas aux faits. Sur la suggestion du mari d’Elena, ils se sont débarrassés de leurs armes pour que les Russes ne les voient pas, s’ils venaient. Il a eu raison. Les Russes sont venus quand ils avaient pris le contrôle de la zone. Ils ont demandé aux deux hommes de se déshabiller, pour vérifier s’ils n’avaient pas de tatouages nazis. Ils les ont ensuite emmenés comme otages. La famille d’Elena n’est pas très inquiète D’autres otages sont revenus en assurant qu’ils avaient été très bien traités.
Elena était une patriote ukrainienne mais elle a changé d’avis, elle aussi, avec la guerre : elle s’est d’ailleurs réfugiée un temps à Briansk, en Russie, avant de revenir à Marioupol.
« Nous avons répondu à vos questions parce que, sinon, personne n’écoute ce que nous avons à dire ».Svetlana me dit qu’elle a été contente de me parler. Elle constate qu’elle n’est pas écoutée quand elle donne une version différente de ce que racontent un certain nombre de médias. Elle n’a aucun affect quand elle parle de Vladimir Poutine. « C’est un stratège, m’explique-t-elle. Il a raison quand il dit que les Ukrainiens allaient attaquer à nouveau le Donbass. Nous qui sommes en première ligne nous le savions. Poutine a débuté la guerre deux semaines plus tôt, pour prendre les Ukrainiens de court ». A la question de savoir, si le terme utilisé par Poutine de « dénazification du Donbass », n’est pas trop fort, Svetlana répond que non, que les bandes organisées sont terribles, qu’elles défilent avec des croix gammées, font des cérémonies – et, ajoute-t-elle, « ce n’est pas dans la tradition du pays » ; Anna confirme et dit n’avoir jamais vu ce type de cérémonies être autorisées dans d’autres pays du monde.
Si Anna et sa mère m’ont parlé, « c’est pour diffuser la vérité. Montrer que les Russes ne sont pas les bourreaux décrits par les médias américains et européens, que la population du Donbass n’en peut plus de vivre sous les bombes depuis 2014 à cause des bandes d’Azov Nous avons répondu à vos questions parce que, sinon, personne n’écoute ce que nous avons à dire . ».
Quand on lui demande si après la guerre, elle souhaitera retourner chez elle, les yeux de Svetlana s’illuminent et un sourire revient sur son visage : « Bien sûr que je retournerai chez moi, c’est ma vie, là où j’ai élevé mes filles, là où elles ont grandi, là où je me suis mariée, là où j’ai enterré mon mari, c’est ma maison ».
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