Sans
doute l’angoisse que propage le coronavirus, les nombreux morts, le
tour de force quotidien des personnels soignants, les services de
réanimation qui poussent leurs limites, les interventions nombreuses du
pouvoir – président de la République et Premier ministre -, la
controverse sur les masques et l’interrogation sur l’utilité du
confinement créent-ils une atmosphère particulière qui, depuis plusieurs
semaines, en tout cas encore plus intensément depuis le 16 mars,
conduit les médias à focaliser naturellement sur un seul sujet, à être
plus suivis qu’à l’ordinaire et à passionner par des explications et des
investigations dont le caractère technique aurait pu être rébarbatif.
Je songe surtout à la discussion qui ne cesse pas sur le manque de masques (avec le stock pléthorique abandonné en 2011 et en 2013), sur les responsabilités des uns et des autres, notamment pour la période du mois de janvier au mois de mars de cette année qui, pour un esprit s’espérant honnête, montrait les efforts du gouvernement et des services administratifs et médicaux compétents pour combler la pénurie.
On n’avait plus de masques, on poussait les feux pour en fabriquer le plus possible.
Chaque jour, l’information apportait une nouvelle pierre à cette incroyable polémique au point que mon billet du 2 avril, duquel je n’avais pourtant rien à retirer, était peut-être trop optimiste à cause de ce que je pouvais lire dans l’après-midi de cette même journée.
Puisque Mediapart publiait une très longue enquête fondée à la fois sur une documentation officielle et des sources confidentielles, fouillée, impressionnante et accablante pour le pouvoir si on se réfère à son titre : « Masques : les preuves d’un mensonge d’État ».
Durant ces semaines, l’information n’est non seulement pas confinée mais incroyablement rapide, vivace, déroutante, profonde.
On sent que plus nous sommes enfermés, parce qu’il le faut, entre nos quatre murs, plus elle se libère, explique, se contredit, est contrainte au pluralisme, est obligée d’écouter, s’abandonne à une modestie rare et se demande ce qui se passera quand, le déconfinement assuré dans des conditions satisfaisantes, le pouvoir et l’opposition se retrouveront face à face et que le temps des comptes commencera.
Mediapart a accompli un travail remarquable, même si on peut le juger impitoyablement à charge, mais les pièces sont présentées et offertes.
L’enquête nous fait entrer dans les coulisses étranges, erratiques, désordonnées et toutes d’amateurisme d’une action de trois mois qui nous semblait énergique, cohérente et efficace.
Il y avait eu la faillite d’hier, mais aujourd’hui, on ne pouvait pas se permettre de douter d’une équipe politique et technique forcément performante.
Mais l’information a circulé, on ne pouvait pas la confiner.
Et je me pose une double question.
La première : même si les avis divergent sur le besoin de masques chirurgicaux à l’air libre, peut-on cependant considérer que les officiels chargés de la pédagogie sanitaire ont soutenu qu’ils ne servaient à rien, non par conviction ni savoir mais seulement parce que la France n’en disposait pas et qu’il convenait donc de nous démontrer que cette pénurie, dont le gouvernement actuel n’était pourtant pas coupable, n’était pas préjudiciable ?
La seconde : les masques, un mensonge d’État ?
Ou plutôt le paroxysme d’une incurie française souvent observée mais gravissime dans une lutte contre un fléau inédit avec ses conséquences mortifères ?
Y a-t-il eu, de la part du pouvoir, une volonté délibérée de mentir au peuple français en lui faisant croire que, de janvier à mars, on s’était acharné à fabriquer ou à importer des masques, alors qu’en réalité, ce n’était pas le cas, ou si peu ?
Alors qu’on avait négligé ou récusé, de Chine ou d’ailleurs, toutes les occasions qui, avec bonne volonté, se proposaient effectivement de nous livrer des millions de masques ?
Alors que, consciencieusement, on avait fait perdre toute chance à une production et importation massives de masques ?
Ou une bureaucratie engluée dans ses lenteurs, une absence totale de coordination, des instances réagissant avec lenteur ou silencieuses quand l’urgence était cruciale – par exemple, l’organisme Santé publique France qui paraît avoir battu le record de l’inaction -, l’Élysée ne répondant pas, ou trop lentement, aux sollicitations de personnalités d’expérience, aux avertissements ou aux propositions innovantes, une relation catastrophique entre le privé et le public, le premier découragé d’aider le second, un amateurisme chronique et délétère qui faisait sombrer la France quand la surface laissait penser à une énergie surmultipliée, rattrapant le temps perdu et suscitant une confiance plus que nécessaire ?
Trois mois de pur mensonge ou trois mois si révélateurs d’un mal chronique français ?
On comprend bien que choisir la première ou la seconde branche de l’alternative ne conduira pas au même futur pour les responsabilités à déterminer ou les culpabilités à établir.
L’accablement apitoyé ou indigné. Ou le procès.
Pour la France d’après.
Mais cette information non confinée, rendue encore plus essentielle pour les citoyens confinés auxquels elle s’adresse, est de l’air libre à respirer.
Extrait de : Justice au Singulier
Philippe Bilger
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