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vendredi 6 juin 2014

Lettres à Bécassine.

Ecrit le 6 juin 2014 à 12:43 par René-Pierre Samary dans Poing de vue
 
 
Portrait de Lucas, le jeune "homme" à l'origine des manifs anti-FN à Marseille


« Tu ne m’en voudras pas de ce prénom, Bécassine. Ton véritable patronyme a beaucoup changé, mais tu es restée la même, à peu près, depuis un demi-siècle.

« Quand j’étais petit et que je lisais « La Semaine de Suzette » (comme le temps passe), j’adorais Bécassine, personnification de la brave idiote, de la gourde aux bons sentiments, de la naïve au cœur d’or…
Bref, chère Bécassine, une incarnation de l’étourderie de bonne foi, cette foi qui soulève les montagnes et rassemble les manifestants.

« L’autre jour, tu étais à Lyon, Paris, Marseille, Rennes ou Bordeaux, contre le « F Haine », éternelle et omniprésente Bécassine.
Oh ! vous n’étiez pas bien nombreux, mais tu étais là, avec tes copines et tes copains.

 Il y a exactement quarante-six ans, tu étais là aussi. Tu avais le même âge, dix-sept ans. Le temps n’a pas de prise sur ta jolie frimousse et tes courtes idées.
Tu criais « CRS SS » avec Cohn-Bendit.
 À l’époque, dans le feu de l’action, tu as écarté les cuisses au nom de la libération des femmes et de la liberté.
 Plus tard, tu t’en serais repentie, si les Dieux ne t’avaient doté de l’éternelle jeunesse. 

« Tu avais toujours dix-sept ans, chaque fois qu’il a fallu défiler. En 1981, c’était à propos de l’attentat de la rue Copernic. Tu étais contre l’antisémitisme. C’est très bien, d’être contre l’antisémitisme. Je t’ai envoyé à l’époque une petite lettre, te faisant remarquer que la droite n’y était pour rien. Les antisémites n’étaient pas ceux que tu croyais. Tu ne m’as pas répondu.

« Tu as défilé, inlassablement. Il y a tant de motifs. Les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen, la loi Fillon, les expulsions de sans-papiers, les skinheads de Carpentras… pour Leonarda, contre le CPE, pour le mariage homosexuel, contre les « discriminations du genre »…

« Je m’y perds, j’ai l’excuse de l’âge. Soixante-dix et des mèches. Toi, tu as toujours dix-sept ans. Parfois, j’ai essayé de te rencontrer, au milieu de la foule : ton enthousiasme juvénile, la conviction avec laquelle tu m’aurais fait part de tes valeurs, m’auraient sans doute convaincu. Hélas, vous aviez toutes le visage de Bécassine.

« Je t’ai de nouveau écrit. C’était, je me souviens, à l’occasion de la manif’ contre la réforme des retraites, en octobre 2010. Là, c’était impressionnant. Les lycées bloqués, des milliers lycéens dans la rue. Un garçon avait été grièvement blessé à Montreuil.

« J’étais stupéfait, et je te l’ai dit. Voir des garçons et des filles de quinze à vingt ans embrigadés aux côtés de ceux qui depuis trente ans leur volaient leur avenir pour accroître leurs privilèges montrait à quel point on était arrivé à vous décerveler.

« J’ai retrouvé ma lettre,, dans un tas de vieux papiers ; une lettre toute gentille. Tu aurais pu être ma fille.

« Chère Bécassine,
Tu es en grève, comme tes camarades d’établissement. Sans doute vas-tu, de temps en temps, défiler, porter des banderoles, crier des slogans. C’est tellement ludique.
Mais comme tu es une jeune fille réfléchie, tu ne te contentes pas de t’amuser. Tu veux comprendre pourquoi tu participes à ce carnaval… Je veux dire à ce mouvement. Tu poses des questions avisées. On te donne des réponses, qui semblent raisonnables.
Tu es élève en terminale L. Tu t’exerces à la philosophie. L’un des premiers enseignements de la philosophie, c’est de ne pas se fier, comme les prisonniers de la caverne, à l’apparence des choses.
Quand tu défiles, la foule semble innombrable. Quelle impression de force irrésistible dans toutes ces personnes marchant ensemble ! N’oublie pas, néanmoins, qu’elles se chiffrent par centaines de milliers, tout au plus. Un pays comme la France compte des dizaines de millions de citoyens. Ce n’est pas le même ordre de grandeur.
Mais qui est dans la rue ? Je vais essayer, de mon point de vue, de te le dire.
Il y a les fonctionnaires et assimilés, bénéficiaires de l’emploi à vie ; ensuite, les improductifs, qui sont dans la rue parce qu’ils croient, à tort, n’avoir rien à perdre ; en troisième lieu, les niais – pardonne-moi si tu te sens visée -, qui ont bon cœur et sont sensibles aux concepts creux de justice sociale, pauvreté, exclusion, mais niais, parce qu’ils soutiennent « ceux qui sont la cause des effets qu’ils déplorent », la caste des privilégiés. 
Il y a les agités, qui cherchent la convivialité et le plaisir de se retrouver ensemble. 
Il y a les malins, ceux qui voient dans tout mouvement de masse une opportunité pour jouer des coudes. Ceux-là, si l’ambition et la chance les accompagnent, on les retrouvera plus tard aux bonnes places. Tu les reconnaîtras : ceux qu’on voyait à la télé, qui tiennent les mégaphones, et qui s’exercent à l’un des plus vieux métiers du monde : gardien de moutons. 
Il y a enfin les casseurs, peut-être les seuls à savoir vraiment ce qu’ils veulent, et agissent en conséquence. »

« On est en 2014, et tu as toujours dix-sept ans. L’autre jour, donc, tu as marché contre le retour du fascisme. Des groupes de jeunes vous auraient importunés, des noirs et des maghrébins. Tu t’es plainte que les forces de l’ordre, tant insultées autrefois, n’aient pas bougé.

« Chère Bécassine,
Tu m’étonnes. J’ai peine à te croire. Tu devrais savoir qu’il n’y a aucune violence chez les immigrés, sauf celle, légitime, que provoque leur ostracisation, leurs difficultés pour trouver un emploi, leur enfermement dans des ghettos, leur pauvreté, tous ces maux dont sont responsables les Français inhospitaliers et racistes.
Es-tu bien certaine que ceux que tu nommes sur ta page Facebook « ces enfoirés de casseurs » n’étaient pas de ces provocateurs soudoyés par le Front National pour vous leurrer, toi et tes amis, qui défilez courageusement contre le retour de la bête immonde ?
Je crains qu’un malentendu ne fasse vaciller tes convictions éternellement fraîches et candides.
Bécassine, rassure-moi !
Tu es comme moi d’origine bretonne, mais tu le sais, nous sommes tous des descendants d’immigrés. L’immigration est un bienfait, tu m’en as persuadé.

Bécassine, à ce jour, ne m’a pas répondu. Je sais qu’elle a du mal avec le second degré, cette chère Bécassine.
 René-Pierre Samary anime un blog

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