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lundi 6 avril 2020

Strasbourg : Silence, on meurt.


 

À ma sœur, à tous les soignants, toutes les soignantes et aux patient(e)s qui meurent dans l’anonymat.

Ma sœur, toi et moi nous parlons rarement de nos sentiments.  

La pudeur d’une éducation où se dire « je t’aime » était inconsciemment proscrit, à la limite sous-entendu et encore.
Je me rends compte que je te connais si peu en fait.
Ce ne sont pas les réunions de famille occasionnelles du dimanche, les fêtes de fin d’année ou les anniversaires qui me permettront de lire tes états d’âme à cœur ouvert, tes déceptions, ta colère ou ta tristesse.  
Je regrette de ne pas t’avoir consacré plus de temps et de ne pas avoir pris de tes nouvelles beaucoup plus régulièrement.
Hier, au début de la nuit, quelque chose d’inexplicable me poussa à la faire.  
Un SMS rapide pour savoir comment se déroule ton quotidien d’aide-soignante dans cet EHPAD du Haut-Rhin durant l’épidémie de coronavirus.
J’étais loin d’imaginer ce qu’il se passe dans ce bâtiment fermé aux visiteurs actuellement.
Une prison pour personnes âgées où le secret est de mise, où l’omerta règne afin de ne pas révéler l’horreur au grand public.
 Tout ça me semble si abstrait, comme les images de guerre en Syrie au journal télévisé qui paraissent si lointaines, anonymes,  détachées de ma réalité de privilégié.
Avec tes mots, tu m’as mis une claque d’une violence insupportable.

Tu venais de finir ta journée de travail dans cet établissement en manque de personnel bien avant cette actualité mortuaire.  
Le stock de masques et de gants ne permet plus à tous les membres de ton équipe d’aller rencontrer les résidents sans avoir la certitude de ne pas contracter ou de ne pas transmettre le virus.
Trois de tes collègues sont contaminées mais continuent de travailler parce que comme tu le dis avec empathie, s’ils n’y vont plus, qui va s’occuper des fantômes recouverts d’un drap blanc dans ce mouroir.  
Les uns après les autres, dans l’indifférence la plus totale, ces papys et mamies disparaissent, sans leurs familles, sans pouvoir dirent au revoir, sans avoir le soulagement de quitter la folie de ce monde en tenant la main d’un mari, d’une femme ou d’un enfant. 

« Tu sais ce qui va me rester ? Le visage et le regard d’une mamie avec le covid, en train de désaturer malgré l’oxygène et qui me dit « j’ai peur » et qui meurt trente minutes plus tard. Voilà, c’est ça nos journées. Je vais essayer de dormir un peu. » 

Voilà la réalité.
Passeuse d’âmes entre le monde des vivants et celui des morts.
Tu es leur dernière vision, leur dernière source de réconfort, écoutant leurs dernières confessions, leurs dernières volontés puis ils s’en vont comme des lépreux pour finir froids, confinés dans des sacs en plastique pour cacher leurs visages figés.
Tu rentres chez toi en voiture au petit matin, l’esprit ailleurs, regardant la route sans vraiment la regarder, les yeux bleus de Thérèse, 83 ans, en tête.
Un regard terrifié qui te demandait de l’aide.
La peur de la faucheuse qui s’approche déjà au fond de cette pièce qui empeste l’haleine soufrée du diable.
Tu imagines ce que ça fait de savoir que tu vas mourir et qu’une personne en blouse blanche en face de toi censée te soigner n’a pas les moyens de le faire parce que l’argent et le personnel manquent.
Tu t’arrêtes sur le bas-côté et tu pleures, seule, la tête sur le volant, au point d’avoir du mal à respirer, au point d’avoir envie de vomir et d’en finir parce que tu cumules la souffrance en toi depuis trop longtemps. 
La souffrance, tu la prends dans tes bras, tu l’embrasses, tu la berces pour tenter de l’endormir, tu l’inspires comme une cigarette qui ne s’éteint jamais et qui noircit ton être tout entier.
Pour les administrateurs, ces patients  ne sont que des codes-barres, des produits, des marchandises, un seuil de rentabilité, un coût, de la compatibilité.  
Toi, tu connais chacun d’entre eux. 
Leurs envies. Leurs passe-temps. Leurs souvenirs. Leurs histoires. Les rides sur des visages marqués. La guerre.
La fréquence à laquelle ils urinent, mangent et dorment.
Le rythme du battement de leurs cœurs.
L’odeur de leurs peaux fatiguées.
Les cicatrices et les imperfections de leurs corps usés.
La colère. Le désespoir.  
Tu es une éponge gonflée payée un peu plus que le smic qui aspire la fin d’une partie de l’Humanité, des images en noir et blanc par centaine qu’on jette dans un bac crasseux à côté d’une pile d’assiettes suspendue au ciel.
Alors taper des mains sur son balcon chaque soir à vingt heures n’est qu’un faible lot de consolation pour toi et tous les autres qui se saignent pour ne pas que nos petits vieux crèvent comme des chiens, les poumons noyés, cherchant un ultime deuxième souffle qui ne viendra jamais.
Combien de temps pourrez-vous tenir comme cela ?
Quel sera votre état lorsque tout cela sera terminé ?
Il y a et il y aura encore des burn-out, des dépressions, des suicides et des démissions dans ces métiers parce que vous vous sentez abandonné(e)s, livré(e)s à vous-même, pas seulement maintenant mais depuis toujours, depuis qu’on vous demande de faire toujours  plus avec toujours moins, depuis qu’on vous considère comme des agents de production, depuis que les urgences sont saturées et que des services ferment par manque de rentabilité.
La santé est-elle une marchandise ? Sommes-nous chez Amazon ? N’êtes-vous que des pions, des euros, des mendiants ?
On peut juger la grandeur d’une nation à la façon dont nous traitons nos soignants et nos aînés. Alors nous sommes un pays microscopique, une cocote minute qui explosera par notre inaction quand il sera trop tard, quand ces héros et ces héroïnes  ne pourront plus continuer de se rendre sur leurs lieux de travail, la boule au ventre, pour un salaire de misère, quand la génération qui arrive ne voudra plus se sacrifier pour une profession ingrate et déshumanisante, quand dans les écoles les instituteurs diront à leurs élèves de bien travailler afin de ne pas devenir caissier(e) , aide-soignant(e) ou infirmier(e).

«  Et quand y aura plus personne ? Ce n’est pas pour moi que je vais bosser, c’est pour les résidents qui sont en train de crever, parce que là ce n’est plus mourir, c’est crever et finir dans un sac. »

J’ai honte de ceux qui ne revalorisent pas vos salaires.
J’ai de la haine contre ceux qui ne vous considèrent pas, qui ne vous écoutent pas et qui vous regardent vous dépatouiller en se chamaillant comme des enfants depuis les sièges confortables de l’Assemblée Nationale.  

J’accuse nos dirigeants successifs qui tournent la tête au lieu de vous regarder dans les yeux. 

J’accuse ceux qui vous jettent des miettes de pains en guise de reconnaissance comme si vous étiez des pigeons qu’on écarte à coups de pied.

C’est égoïste, mais s’il devait arriver quelque chose de grave à ma sœur suite à l’exercice de son métier, je ne vous le pardonnerai jamais et je vous accuserai de mise en danger de la vie d’autrui comme l’a déjà fait un citoyen contre l’EHPAD de Mougins suite au décès de sa grand-mère.
Depuis le 20 mars 2020, et en dépit de l’engagement et du volontarisme de toute l’équipe de l’établissement, 15 personnes âgées résidents dans cet établissement sont décédées.
Parce que ce silence tue. Il tue des vocations. Il tue des couples. Il tue des familles. Il tue sournoisement, à l’usure, dans le royaume d’aveugles qui pour rien au monde n’échangeraient leurs cols-blancs contre des blouses de la même couleur.
Ne devenez pas des bourreaux.
Bougez-vous. Prenez conscience du sang sur vos mains.
Ne les laissez pas mourir à petit feu et donnez-leur les moyens de travailler avec dignité, maintenant et après.
J’ai espoir que le temps venu, nous saurons nous mobiliser pour eux comme ils se mobilisent actuellement pour nous.
Nous les soutiendrons localement,  dans la rue, devant les hôpitaux, les maisons de retraite, aux urgences, dans les médias, avec la voix d’artistes, de sportifs, d’intellectuels que nous n’entendons que trop peu actuellement sur le sujet.

Après la révolte des gilets jaunes, celle des gilets blancs.

Nous avons besoin de meneurs emblématiques, pour que la sauce prenne, de personnalités charismatiques, de nouveaux Daniel Balavoine, Coluche, mais aussi de millions de petites fourmis perchées sur leurs épaules pour leurs crier notre soutien et notre détermination.
Mais attention, après les bonnes paroles sera venue le temps de mesures concrètes, parce que qui sème le vent récolte la tempête.
Ma sœur, pour toi et tes collègues, je serai l’un des souffles qui donnera naissance à un ouragan, à un tsunami, à un cyclone.
Merci pour ce sacrifice. Prends soin de toi.
Pendant que j’écris ce message, tu es au chevet d’un ange en devenir dont les ailes se mettent à pousser entre deux spasmes.

Je pense à toi et je suis fier de la  personne exceptionnelle que tu es du haut de tes 27 ans. Je t’aime et nous sommes des millions à t’aimer.

Merci à fabie

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