Ce pouvoir devrait tendre l’oreille.
Certes, il joue son rôle consciencieusement.
Le président de la République déclare que c’est au Premier ministre de s’occuper des retraites et celui-ci se donne du mal pour convaincre en cultivant un mélange de démagogie souriante et parfois de vraie sincérité.
Des ministres viennent lui prêter main-forte et on peut avoir l’impression d’un État qui avance déterminé et qui sait ce qu’il veut. Édouard Philippe l’a dit : il n’a pas peur.
Ce qui insinue le contraire.
Derrière ce discours démocratique, cette apparence de normalité républicaine, ces paroles mi-condescendantes mi-volontaristes cherchent à remuer ces citoyens réfractaires qui, décidément, ne comprennent rien : on leur offre un merveilleux avenir et ils renâclent !
Déjà, lors de la révolte des gilets jaunes qui avait ses racines implicites bien avant la présidence d’Emmanuel Macron et qui va marquer durablement et profondément notre pays, j’avais été frappé par le décalage entre la perception du pouvoir et la réalité du bouleversement.
Là où le premier se limitait à l’analyse d’un traumatisme social, donc curable par les voies classiques, le second manifestait qu’il s’agissait de tout autre chose.
Notamment d’une hostilité à l’encontre du couple Macron décrié comme des représentants de l’Ancien Régime ; nous étions sortis du registre partisan pour entrer dans une détestation d’un autre type.
Sous la France officielle, la fureur du peuple.
Le plus troublant est que le Président a beau s’acharner – avec une bonne volonté presque scolaire qui doit revêtir un tour humiliant pour son esprit – à faire valoir à la fois ses regrets et son envie frénétique de continuer à réformer, rien dans le pays profond ne change.
Bien au contraire.
Pour qui, au quotidien, écoute, dialogue, participe, apprend, absorbe tout ce qui sourd des pores de la société et de l’ensemble des catégories professionnelles qui souffrent et protestent, c’est une plainte qui n’a rien à voir avec le tempérament du Français traditionnellement râleur : c’est une rage, plus qu’un désappointement, le sentiment d’une absolue et globale injustice.
Comme si celle-ci, déjà fortement mise au passif de la justice institutionnelle, s’était propagée partout et avait gangrené notre pays dans ce qu’il avait d’essentiel : ses services publics, ses missions régaliennes, la confiance qu’il n’inspirait plus, l’orgueil d’être français qu’il n’autorisait plus.
On rétorquait qu’il convenait de comparer, que la France était douce et miséricordieuse, qu’elle accueillait, soignait, éduquait et protégeait, qu’ailleurs c’était pire et que nous devions nous estimer heureux de vivre sous cette présidence.
Mais sous la France officielle, la rumeur du peuple.
Il n’y a pas une personne qui, ces derniers jours et encore ce dimanche 15 décembre, n’ait pas exprimé devant moi, dans la familiarité ou la vitupération, moins une opposition politique qu’une sorte d’exaspération face à la posture d’un gouvernement mettant à mal le destin professionnel de ceux qui font marcher la France : policiers, personnel hospitalier, médecins, instituteurs, professeurs, agriculteurs, pompiers et autres métiers dont l’angoisse pour l’avenir – notamment dans l’Éducation nationale – est au comble à cause d’une retraite qui va diminuer.
Ce n’est pas à proprement parler un verbe structuré, une logique de citoyen s’apprêtant à voter demain pour un autre parti mais le bas bruit lancinant d’une société qui n’en revient pas de ce scandale des modestes et des gens de peu pressurés quand d’autres sont favorisés qui n’auraient pas besoin de l’être.
Pour schématiser, mais à peine : dur avec les faibles, doux avec les forts.
Refusant le pouvoir aux premiers, le concédant aux seconds.
Comment juger autrement que pathétique une attitude ministérielle qui projette de « réenchanter l’hôpital » ?
Comme si la poésie allait tenir lieu d’une politique dépassée par une grogne si légitime, alors que 600 médecins hospitaliers sont prêts à la démission à cause de la misère des moyens et de la dégradation qu’elle amplifie.
Il n’est pas besoin d’être un journaliste ou un analyste confirmé pour affirmer que, depuis longtemps, le climat civique français n’a jamais été aussi pourri et désespéré.
Il y a plus qu’une mélancolie, il y a une désaffection prête à prendre toutes les formes, même les moins honorables, pour faire passer un message global d’écœurement républicain.
Il est tragique que sur un tel terreau l’affaire Delevoye soit venue jeter un poison ultime.
Alors que tout aurait dû conduire le Premier ministre à prendre garde, à éviter le deux poids deux mesures, à ne pas vendre sa confiance après tant d’oublis à force inexcusables, l’inverse a été décidé. Même si Delevoye est poursuivi, le mal aura été fait, la défiance amplifiée.
Un aveuglement supplémentaire ou un mépris explicite à l’égard de la multitude qui peut réclamer autant de morale, d’équité et de justice qu’elle veut mais dont on se moque ?
Malgré de précédents quinquennats qui n’avaient pas été irréprochables sur le plan de l’éthique publique, celui en cours d’Emmanuel Macron indigne d’autant plus sur ce registre qu’il s’était présenté comme un nouveau monde de pureté et d’intégrité.
Mais on a de l’ancien en pire.
Le pouvoir devrait tendre l’oreille.
Sous la France officielle, la rumeur du peuple…
Extrait de : Justice au Singulier
Philippe Bilger
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