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mardi 5 mars 2024

[Entretien] « Les importations massives d’Ukraine ont déstabilisé des filières agricoles »


 
 
 Sabine de Villeroché 04 mars 2024

Sylvie Brunel est agrégée de géographie, docteur en économie, maître en droit public. 

Cette spécialiste des questions de développement et de famine a présidé l’ONG Action contre la faim et publié bon nombre d'ouvrages sur les enjeux agricoles et alimentaires (elle vient d’être promue officier du Mérite agricole). Son dernier livre Sa Majesté le maïs : la plante que nous adorons détester mais qui sauve pourtant le monde (Éditions du Rocher) est un plaidoyer en faveur de cette céréale cible des écoterroristes et qui régresse en France. À l’heure de la révolte de la paysannerie française, Sylvie Brunel revient sur les productions nationales et les distorsions de concurrence avec d'autres pays du monde, notamment l'Ukraine.

Sabine de Villeroché. Pourquoi accorder autant d’importance au maïs ? À qui profite la régression de sa culture en France ?

Sylvie Brunel. Le maïs est la première plante échangée au monde avec le blé. On en produit 1.200 millions de tonnes (MT), autant que le blé et le riz réunis, dans plus de 150 pays. La guerre alimentaire et agricole aujourd’hui est la guerre du maïs, dont l’Europe est, avec la Chine, la première importatrice mondiale. La France reste la première exportatrice mondiale de semences de maïs, véritable nerf de la guerre alimentaire, dont la moitié est à destination de l’Europe. Mais les surfaces (84.000 hectares en France) régressent tandis que celles de la Russie progressent (48.000 hectares). Nous achetons des maïs que nous ne voulons pas voir cultivés chez nous : génétiquement modifiés, issus d’exploitations gigantesques, traités avec des molécules interdites en Europe.

Voir diminuer la culture du maïs en France est d’autant plus stupide que cette céréale, loin de consommer « trop » d’eau, optimise l’eau qu’on veut bien lui donner (un quart, seulement, du maïs cultivé en France est irrigué, principalement les semences, le maïs doux et le maïs pop-corn). Elle fournit des rendements record sans épuiser les sols, pousse en cinq mois seulement, ce qui permet une vraie biodiversité intra-annuelle sur la parcelle, donc la fourniture de beaucoup de biomasse, est très peu traitée, abrite une grande biodiversité, entretient l’humidité, capte une quantité record de carbone, ce qui la rend essentielle aux plans climat, et sert de pilier à la chimie verte, celle du biosourcé, comme aux agrocarburants et, bien sûr, aux 1.500 usages que sa teneur en amidon autorise : le maïs permet de remplacer les énergies fossiles par une énergie propre, verte, renouvelable. Sans reproches, contrairement à nos préjugés, qui se fondent sur un véritable racisme botanique (elle a toujours été perçue comme étrangère, illégitime), elle est aussi sans gluten, ce qui la rend d’autant plus précieuse.

Ce n’est pas un hasard si les civilisations précolombiennes l’avaient déifiée et si elle progresse partout dans le monde. Les guerres alimentaires d’aujourd’hui sont des guerres du maïs ! J’ajoute que, pour les éleveurs, elle apporte une grande sécurité par ses rendements, ses qualités pour une gastronomie d’exception, des laitages au foie gras, en passant par les volailles AOP, le porc noir de Bigorre, etc.

S. d. V. Depuis le début de la crise agricole française et européenne, l’Ukraine est pointée du doigt comme responsable de la perte de compétitivité de l'agriculture française. Qu’a changé le conflit et pourquoi tant de répercussions sur notre modèle agricole français ?

S. B. Pour soutenir l’effort de guerre ukrainien, nous avons laissé entrer en franchise de douane et sans taxes des denrées telles que le sucre, le poulet, les œufs, les céréales... produites par des oligopoles qui ne sont pas assujettis aux conditions sociales et environnementales françaises. Ces importations massives ont déstabilisé des filières stratégiques qui mettaient tout en œuvre pour respecter nos exigences environnementales : volailles élevées en plein air, économie circulaire de la betterave, dont tout est valorisé avec l’utilisation la plus respectueuse de l’eau et des intrants, et bien sûr des milliers de tonnes de céréales qui se déversent dans toute l’Europe au mépris des producteurs nationaux !

S. d. V. Qu’est-ce que le modèle agricole ukrainien ? À qui appartiennent les surfaces agricoles ?

S. B. Il s’agit d’une agriculture née sur les décombres de la décollectivisation, avec des exploitations de plusieurs milliers d’hectares, gérées par des consortiums étrangers (y compris français), sur d’excellents sols noirs. Et la main-d’œuvre ne coûte rien, en Ukraine ! Quand nous consommons aujourd’hui un poulet au restaurant ou dans une cantine, il y a fort à parier qu’il a été élevé en cage au Brésil ou en Ukraine, gorgé d’antibiotiques, et que personne ne s’est préoccupé de son bien-être ! Voilà les aberrations de l’agriculture européenne aujourd’hui : on demande aux producteurs français d’être parfaits… et on achète au moins-disant social et environnemental.

S. d. V. Quelles seraient les conséquences, pour nos agriculteurs, de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne ?

S. B. Déstabiliser un peu plus un marché agricole déjà très éprouvé par les différentiels de revenus et d’exigences environnementales entre les différents pays. Créer une concurrence intra-européenne dramatique pour l’agriculture française, agriculture toujours familiale, diversifiée, verte et propre, en associant qualité et quantité. Les agriculteurs français ont besoin de pouvoir travailler sereinement, pas de se sentir pressurés sur les prix, les normes, les contrôles, l’attitude de la société qui croit bon de les critiquer sans cesse sur les traitements, l’irrigation, les modèles agricoles, et de les renvoyer au passé tout en se nourrissant de plus en plus de produits venus d’ailleurs… où l’agriculture n’est pas aussi vertueuse !

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