Dans une récente chronique publiée dans Marianne, Emmanuel Todd, reprenant ses analyses sur le déclin américain qu’il avait développées dans Après l’empire (2002), soutient que la guerre en Ukraine constitue un enjeu existentiel non seulement pour Moscou mais aussi pour Washington : « Si la Russie tient en Ukraine, le système impérial des États-Unis s’effondre. »
Pour l’essayiste, avec 1.000 milliards de dollars de déficit sur les échanges de biens et les multiples signes de son décrochage tant sur le plan industriel que militaire, l’Amérique tient aujourd’hui le monde « par des symboles » qui masquent la réalité ainsi que par le règne du dollar, son système financier, Internet et la langue anglaise. Si la Russie survivait aux sanctions, la démonstration serait faite de la fin de sa capacité de contrôle et de contrainte. Les faiblesses de l’empire seraient mises au jour.
Face à ce risque existentiel, les Américains avec l’aide de l’OTAN, leur instrument, seraient prêts à tout pour l’emporter. Emmanuel Todd en veut pour preuve l’attentat contre les gazoducs Nord Stream dont il ne doute pas de l’origine atlantiste.
Pour séduisante que soit l’analyse du déclin américain, on peut douter du fait qu’elle soit partagée par les élites de Washington. Il y a, en effet, les chiffres et les données brutes mais il y a aussi la psychologie humaine avec ses phénomènes de dissonance cognitive qui conduisent souvent à réinterpréter les événements d’une manière bien différente de ce qu’ils expriment dans la réalité.
Dans un article publié par L’Express le 22 octobre dernier, Francis Fukuyama voyait dans le conflit ukrainien une confirmation de sa théorie de la « fin de l’Histoire ». À travers une lecture plus idéologique qu’Emmanuel Todd, il incitait les partisans de la démocratie libérale à ne pas céder au fatalisme « qui accepte tacitement la ligne russo-chinoise selon laquelle [les] démocraties vivraient un déclin inévitable ». Le monde libéral avait certes connu de terribles revers par le passé, notamment dans les années 1930, mais ses concurrents autoritaires avaient toujours fini par s’effondrer. Pour Fukuyama, les signes sont les mêmes aujourd’hui, qu’il s’agisse de la Russie, qui est « devenue un objet de dérision », de la Chine ou de l’Iran. Pas de doute, l’Occident est du bon côté de l’Histoire.
Mêmes accents optimistes du côté de la Maison-Blanche, qui a récemment publié un document sur ses priorités stratégiques. Dans l’introduction, Joe Biden, comme Fukuyama, oppose le camp des démocraties, conduit et défendu par les États-Unis, aux autocraties, Chine et Russie en tête, qui tenteraient de subvertir l’ordre international.
Ces dernières finiront par comprendre qu’il n’est jamais bon « de parier contre les États-Unis », affirme le président américain qui met en avant le dynamisme de son économie, la résilience de son peuple et son armée sans égale. « Les États-Unis ont tout pour gagner la compétition du XXIe siècle. Nous sortons plus forts de chaque crise. Et il n'y a rien qui dépasse nos capacités », conclut Joe Biden.
Alors, déclin imminent ou retour de la « fin de l’Histoire » et d’une victoire sans partage du monde occidental dirigé par les États-Unis ?
Pour une réponse plus nuancée, on pourra se reporter aux analyses de l’universitaire britannique Richard Sakwa, spécialiste du monde soviétique et de la Russie. Dans Russia Against the Rest, ouvrage publié en 2017, non traduit en français, il reprend tous les éléments qui, depuis la chute de l’URSS, ont conduit à la crise ukrainienne de 2014 et décrit, dès ce moment-là, le basculement géopolitique auquel nous assistons aujourd’hui.
L’incapacité de l’Europe à se libérer de la tutelle américaine et à
élaborer par elle-même un système de sécurité continental incluant la
Russie a abouti au « pivot » asiatique russe et à son alignement avec la
Chine. Le monde unipolaire issu de la fin de la guerre froide se voit
désormais contesté par une coalition « anti-hégémonique ».
Des BRICS à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), de
nouvelles institutions internationales se développent et esquissent
l’avènement d’un monde non pas « anti-occidental » mais «
post-occidental ». La guerre en Ukraine, à défaut de mettre en péril
avec certitude l’existence même de l’empire américain, contribue de
toute évidence à accélérer ce processus. Non pas la « fin de l’Histoire »
de Fukuyama mais la fin d'un cycle. Celui de la domination occidentale
du monde.
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