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lundi 14 février 2022

Lettre à Michel Onfray [par Jean-Paul Pelras] et réponse du philosophe





 
Lettre à Michel Onfray : “Faut-il désespérer ?”

Michel,

nous pourrions chercher un banc, un muret, un talus, un tertre posé au milieu des champs où nos pères, Gaston et Simon, tous deux ouvriers agricoles, l’un en Normandie, l’autre dans le Midi, sont peut-être en train de parler de nous, en se demandant si ce que nous avons fait de nos vies a vraiment servi à quelque chose. Avec ces deux-là, qui possédaient probablement sur le bon sens une longueur d’avance, nous étions de la même espèce et, pourtant, au bout du compte, si dissemblables.
Ce banc, ce muret, ce talus, ce tertre nous attend, quelque part entre l’irrémédiable et l’insaisissable, dans l’étoupe des lointains où le monde n’est plus tout à fait au monde, où ce que nous savons n’est plus tout à fait certain. D’ailleurs que savons nous de plus que celui qui, selon la formule consacrée, souffle sur la soupe pour la refroidir et dans ses mains pour les réchauffer ?

Nous vivons, presque comme des imposteurs, dans l’opportunité des courants d’air qui font les déferlantes et les alizées de l’actualité. Tu as écrit des dizaines de livres, je compile mes éditos comme les buches finissent au fourneau, avec des mots que d’autres inverseront pour fabriquer d’autres phrases, pour suggérer ou imposer d’autres idées. Écrire pour surprendre, pour séduire ou irriter, écrire pour se taire ou ne pas être interrompu. Ne jamais rencontrer ceux qui vous lisent ou bien très rarement à cause du destin. Les observer et puis, un jour, écrire sur eux, sur leur démarche ou sur leur vacuité, sur leur savoir ou sur leur charisme, sur leur orgueil ou sur leur humilité, les montrer sous d’autres regards, les traduire avec ou sans respect. Prendre d’autres mots qui se vendent mieux que les précédents et dire que l’argent ne fait pas le bonheur parce que les mots ont la cote quand ils parlent des pauvres gens.

Nous y voilà Michel, nous qui avons cheminé du côté de l’enfance où l’être l’emportait encore sur le paraître, désormais happés par le commerce des marchands de raisonnement, noyés sous ce boustrophédon de pensées bradées dans l’arrière-boutique des vanités politico-médiatiques. Là, quelque part, en apostille de cette société qui a perdu ses quatre points cardinaux, entre les pirouettes de Mac Fly et celles de Carlito, dans les jardins de Jupiter où Lucchini et quelques visiteurs du soir viennent lire du Molière, du Nietzche et du Valery au premier d’entre nous. Lequel, pour renouveler son quinquennat, finira peut-être chez Hanouna dans l’entre-soi lutécien de ceux qui le valent bien.

Tu défends le souverainisme, je défends la ruralité. Ce qui nous a, d’une certaine façon, souvent rapprochés. Mais allons-nous encore longtemps frayer dans ce cloaque où ceux qui tentent de susciter le débat d’idées sont remplacés au pied levé par des troubadours et des artistes de variété ?
De l’outil, nos pères connaissaient à la fois l’usage et le prix. Ceux qui prennent la parole aujourd’hui barbotent dans l’abstrait des représentations permanentes. Le panache, les contrepouvoirs et la capacité d’indignation ont fait long feu dans les volutes d’une politique complaisante qui erre, invisible et résignée comme les spectres sur les remparts d’Elseneur, entre deux assemblées anémiées.

Faut-il, Michel Onfray, désespérer ? Faut-il sombrer dans la désillusion qui, des portes de l’Ukraine à ce prochain mois d’avril sans lendemain, augure moins d’espoir que de chagrin ? Faut-il accepter le déni et le mépris de ceux qui font mine d’ignorer l’inflation, la déprise rurale, le malaise social, le déficit public et celui du commerce extérieur ? Allons-nous devenir les idiots utiles d’une contestation jugulée ? Et sombrer dans une abondance d’idées calibrées par les impératifs sécuritaires de cette bien étrange crise sanitaire ?
Ou bien, faut-il “hausser le ton” en se souvenant de Gaston, en se souvenant de Simon ? Et reprendre cette citation que me confiait un jour l’écrivain gardois Jean Carrière : “Il est désormais trop tard pour mourir, il va falloir trouver d’urgence une autre solution !” ?
Amitié.

Jean-Paul Pelras 

La réponse de Michel Onfray

Cher Jean-Paul, 

Hausser le ton ? mon père n’aurait pas aimé… Il n’a jamais haussé le ton. Il a parlé d’un ton égal, parfois, ou il s’est tu, souvent.
Faut-il désespérer ? au sens étymologique, oui : il faut cesser d’espérer car l’espoir est parfois déçu, sinon souvent. Le désespoir, lui, ne l’est jamais. Il n’est que nos amis québécois pour croire qu’on peut être déçus en bien…
Je désespère de ce personnel politique qui, pour les premiers candidats, je ne sais par exemple ce que pense le parti animaliste sur ces questions, ne proposent pas de sortir de l’Europe et ne sont donc aucunement souverainistes. Tous leurs discours sont donc vains : aucun ne pourra tenir ses promesses sans l’a priori nécessaire : le Frexit… Droite et gauche maastrichienne ne veulent pas de ce Frexit. Dès lors, ni Le Pen, ni Zemmour, ni Mélenchon ne diffèrent de Macron et de Pécresse, d’Hidalgo et de Jadot ou de Taubira sur ce sujet. À quoi bon, dès lors, faire espérer des électeurs qu’immanquablement ils décevraient une fois aux affaires ?

Le peuple providentiel auquel j’aspire n’est pas le peuple qui espère, c’est à dire qui s’agenouille devant un homme en lui demandant l’autorisation de pouvoir devenir ses sujets – c’est le sens de l’élection présidentielle. Il faut agir sur place et faire ce à quoi on croit sans attendre ce qui, sur le terrain politique, rejoue le vieux scénario chrétien du retour du Christ sur terre, la Parousie. Espérer, en politique, comme ailleurs, c’est attendre le retour d’un Christ. Or, il n’y a pas de Christ. Juste soi et les autres avec lesquels il faut, aurait peut-être dit mon père, se retrousser les manches et se mettre au travail. Autrement dit : ne pas écouter les bateleurs en se demandant quel clown on va choisir une fois tous les cinq ans pour s’en faire abuser. Il n’y a aucune urgence à espérer la servitude volontaire et à s’y complaire.
Amitié.

Michel Onfray

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