Les faits divers ont ceci de passionnants qu’ils révèlent un certain nombre des ressorts profonds d’une société.
La triste affaire Naomi Musenga, cette jeune mère de famille de 22 ans brutalement décédée en fin d’année dernière, obéit à cette règle.
Rappelons brièvement les faits. Naomi Musenga est morte le 29 décembre d’un syndrome de défaillance multiviscérale (SDMV) sur choc hémorragique à l’hôpital de Strasbourg.
Cinq mois plus tard, la presse a diffusé l’enregistrement d’un entretien téléphonique avec le service de prise en charge du SAMU.
La malheureuse souffrant manifestement le martyre y demande d’une voix mourante à l’opératrice qu’elle a au téléphone de l’aider.
Celle-ci ne la prenant manifestement pas au sérieux l’éconduit sèchement.
L’audition de l’enregistrement, lorsque l’on sait l’issue fatale, est difficilement supportable. Quiconque entend l’échange ne peut qu’être extrêmement choqué et en colère.
Aussitôt, l’émotion s’emballe, et mécaniquement la machine se met en route.
 
On a vu déferler tous les excès
 
Il convient à ce stade de préciser que l’intensité de l’émotion et des premières réactions est tout à fait normale.
Et l’on pourrait dire presque saine, car il y aurait peut-être quelque inquiétude à avoir pour une société qui resterait froide ou indifférente face à la tragédie qui frappe la famille de Naomi Musenga. Mais une fois passée cette première émotion, il est de la responsabilité des acteurs de reprendre leur sang-froid, de cesser la surenchère et de laisser le traitement du problème aux mécanismes prévus par une société démocratique.
Malheureusement, une fois encore les digues cédant une à une, on a vu déferler tous les excès.
L’émotion étant vendeuse, les médias vont d’abord se saisir de la tragédie et la transformer en marchandise.

Multiplication des articles, des émissions, des débats, à base de surenchère et d’informations tronquées ou partielles.
 


La demande de sérénité est inaudible.
Ensuite les autorités sanitaires, administratives et médicales ravies de disposer d’un bouc émissaire sur-mesure se défaussent sur la salariée qui porte ainsi toute seule le poids entier de la terrible faute. Ce qui va enfin l’offrir au lynchage médiatique dont Internet est devenu le support.
En plus de lire les commentaires des lecteurs sous les articles des journaux, se promener sur Twitter ou Facebook permet de se familiariser avec un climat irrespirable.
Après les Hamilton, Weinstein, Cantat, des cohortes de « porcs balancés », les « people protégés », les « avocats complices », des magistrats « machopithèques et laxistes », c’est le tour des petites gens. Parce que le lynchage lui aussi doit être démocratique ?
 
Lynchage virtuel

L’opératrice déjà atterrée par la responsabilité qu’on lui fait porter, et qu’elle se reconnaît, subit une féroce clameur de haine.
Des internautes ont publié tranquillement sur Facebook des photos présentées comme celle de l’opératrice accompagnée de l’élégant commentaire : « C’est elle la saloperie du SAMU ».
Devenues virales, ces images sont partagées à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.
Aux quatre coins de l’Hexagone, les SAMU ont reçu des messages d’insultes et des menaces.
Heureusement, dans cette ambiance délétère, il y en a qui ont sauvé l’honneur.
Alors même qu’ils étaient les seuls à être légitimes à exprimer colère et souffrance, ce sont les membres de la famille de la jeune Naomi.
Ils ont eu la douleur de la perdre il y a cinq mois et apprennent aujourd’hui qu’il aurait peut-être été possible de la sauver.
Appelant à conserver une nécessaire sérénité, ils restent d’une dignité admirable.
 
Interrogée, la chef de service du SAMU du Val-d’Oise nous dit : « Cet événement est tragique, indéfendable, mais il est un cas isolé et ne doit pas faire oublier les trente millions d’appels par an adressés au Samu, qui sauve, tous les jours, des vies en silence ».
Que l’opératrice du SAMU soit aujourd’hui complètement isolée, on en est sûr.
Mais indéfendable aussi ?
Bien sûr que non, et ce d’autant que son administration a immédiatement annoncé le lancement d’une instance disciplinaire, et le procureur celui d’une enquête préliminaire.
Ouvrir le parapluie en même temps que les procédures, c’est un grand classique.
Mais on tente en même temps d’apaiser la clameur, en promettant à la foule qui en raffole, les punitions qui feront mal.
Mais ne nous plaignons pas de voir se remettre en route le fonctionnement d’un État de droit.
 
Ni non-assistance à personne en danger…
 
À propos de droit, et pour mesurer les enjeux, je pense nécessaire de se pencher sur la responsabilité de l’opératrice au regard du cadre normatif qui s’applique.
Ne disposant d’aucune connaissance des règles professionnelles qui s’appliquent à ce métier, je ne dirai rien de la procédure disciplinaire.
En revanche, concernant la procédure pénale, celle qui qui devrait lui faire porter les stigmates, je ferai quelques observations.
Par l’enregistrement de l’entretien téléphonique on a une connaissance précise des faits.
Comment la loi pénale applicable peut-elle les appréhender et les qualifier ?
La première incrimination qui vient à l’esprit est celle de « non-assistance à personne en danger » prévue par l’article 223-6 al 2 du Code pénal.
Est coupable « quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. »
La simple lecture démontre que « l’élément moral », c’est-à-dire la volonté coupable se déduit de la connaissance du péril auquel est confrontée la victime.
C’est justement la méconnaissance de cette réalité de péril qui a motivé l’attitude de l’opératrice.
 
…ni homicide involontaire

Peut-on se tourner alors vers l’homicide involontaire ?
Il faudra d’abord trancher la question de savoir si défaut d’intervention du SAMU a contribué à l’aggravation de l’état de Naomi Musenga et provoqué son décès.
Concernant l’homicide involontaire, prévu par l’article 221–6 du Code, la jurisprudence française a abandonné depuis longtemps la théorie dite de « la causalité adéquate » qui n’entend poursuivre que les auteurs directs du dommage.
Pour celle de « l’équivalence des conditions » qui considère que peuvent être poursuivis et condamnés tous ceux qui ont contribué à la réalisation du dommage même de façon indirecte.
Pour éviter que le filet soit trop large et injecter une forme d’intentionnalité dans l’infraction l’article 123–1 al 4 prévoit expressément que : « Les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer ».
 
Pas de condamnation pénale à l’horizon
 
Il y a donc deux conditions, soit la violation d’une obligation particulière de sécurité, dès lors que celle-ci est prévue par la loi ou le règlement (les décrets).
Ce n’est pas le cas des procédures internes concernant la gestion des appels au Samu.
La seconde est celle de ne pas avoir tiré les conséquences de l’existence d’un risque « qu’on ne pouvait ignorer ».
Or, comme pour la non-assistance à personne en danger, c’est la méconnaissance de l’existence du risque qui a conduit au comportement de l’opératrice.
La voie d’une procédure et d’une condamnation pénale devrait être normalement juridiquement fermée.
Espérons que les magistrats ne céderont pas à la « dictature de l’émotion » et feront prévaloir la primauté du droit.
Et ce d’autant que la défense de cette personne ne relève pas seulement d’une application stricte des normes en vigueur.
Il doit être possible de dire, sans choquer ou être insulté, que la faute est sûrement intervenue dans des circonstances qu’il est indispensable de prendre en compte.
Il savoir aussi qui on juge.
Quelqu’un qui avec des centaines d’autres joue un rôle dans un système de sécurité civile performant dont nous profitons tous.
Qui exercent un métier difficile confronté qu’ils sont dans leur quotidien à la souffrance et à la détresse.
Ce qui impose comme à l’ensemble des personnels de santé une capacité de mise à distance et de maîtrise de ses émotions.
Il est facile de s’indigner quand on est à l’arrière, et de raconter l’histoire quand on connaît la fin.

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