Par Pascal Riché
Yves Sintomer, professeur de sciences politiques à Paris 8, spécialiste de la démocratie participative et délibérative, a surpris son auditoire mardi 9 février, lors d'une conférence sur l'avenir de la démocratie à l'UCL (University College of London), en affirmant qu'il n'était pas à exclure de voir la France évoluer rapidement vers un régime autoritaire.
Il déroule ici son raisonnement.
Vous avez récemment déclaré, lors d'une conférence à Londres que, parmi les pays occidentaux, la France était celle qui risquait le plus de verser dans un régime autoritaire. Comment en arrivez-vous à une telle conclusion ?
- Notre conférence portait sur l'avenir des démocraties.
Nos vieilles démocraties, en Europe et en Amérique du Nord, traversent une crise de légitimité profonde, marquée par une défiance de plus en plus importante vis-à-vis des gouvernements et des élites.
L'idée que nos systèmes, inventés au XVIIIe siècle, pourraient résister sans changement à cette crise n'est pas crédible, compte tenu de l'ampleur des mutations auxquelles la politique doit aujourd'hui faire face.
Il est également illusoire de miser sur un retour en arrière, que ce soit vers un système fondé sur la compétition entre de grands partis de masse intégrant les couches populaires et dotés d'idéologies ou vers un système communiste, idée que caresse des philosophes en vogue comme Giorgio Agamben, Alain Badiou ou Slavoj Zizek. Ni statu quo, ni retour en arrière, nos démocraties représentatives vont donc muter.
Muter dans quel sens ? Quels sont les scénarios possibles ?
- Trois scénarios me semblent réalistes.
Le premier est celui qu'on appelle "la post-démocratie", une notion développée par le sociologue et politologue britannique Colin Crouch.
C'est un système dans lequel, en apparence, rien ne change : des élections libres continuent d'être organisées, la justice est indépendante, les droits individuels sont respectés.
La façade est la même, mais la souveraineté réelle est ailleurs.
Les décisions sont prises par les directions de grandes firmes, les acteurs des marchés, les agences de notation, ou par des organes technocratiques…
En Europe, nous sommes déjà engagés dans cette direction.
Second scénario, plus heureux, celui d'une "démocratisation de la démocratie" : on vivrait alors un renforcement du politique face à l'économique, avec une participation citoyenne plus active.
La démocratie se renforcerait sous des formes participatives et délibératives variées.
Troisième scénario, celui de l'autoritarisme.
Il ne s'agit pas de dictature, mais de systèmes où, à la différence de la post-démocratie, la façade est remaniée : les élections existent mais la compétition électorale est restreinte ; les libertés (d'expression, d'association, d'aller et venir, de la presse…) sont amoindries par des lois liberticides ; la justice est moins indépendante…
C'est la pente qu'ont pris les Russes, les Hongrois, les Polonais, les Turcs, et qu'on retrouve ailleurs, en Equateur ou au Venezuela par exemple.
En Asie du Sud-Est, plusieurs régimes non-démocratiques sont allés ou vont, par une libéralisation très contrôlée, vers un tel modèle : je pense à Singapour ou à la Chine, deux pays où les droits y sont restreints.
En Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord, c'est la France qui offre le plus de signes indiquant que ce scénario est possible.
Même s'il n'est pas le plus probable.
Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?
Les décisions prises après le 13 novembre ?
- Des digues ont sauté, sur les questions sécuritaires ou sur l'immigration, lors de la dernière campagne présidentielle, puis plus récemment avec les réactions aux attentats.
Je pense à la question de la déchéance de la nationalité, à la prolongation de l'Etat d'urgence, à un certain repli sur un modèle national mythifié, dont la laïcité est la valeur cardinale.
La pente sur laquelle s'est engagée la presque totalité de la classe politique française, droite et gauche, est assez inquiétante.
La xénophobie s'accroît.
Une vision fantasmatique de l'Europe s'impose.
Et on s'engage dans des aventures militaires qui n'ont généralement guère de sens.
Parallèlement, le FN continue de progresser et même si l'élection de Marine Le Pen à l'Elysée n'est pas probable, elle ne peut plus être exclue.
Imaginez une situation où la gauche et la droite sont divisés, et Marine Le Pen arrive largement en tête au premier tour, se retrouve face à François Hollande au second…
Nul ne peut aujourd'hui pronostiquer à 100% une défaite du FN.
Pourquoi selon vous le terreau français est plus propice à l'émergence de réflexes autoritaires ? C'est un héritage bonapartiste ?
Ou notre conception de la République comme "moule" de la société ?
- La France a moins d'antigène contre les régimes autoritaires qu'une démocratie libérale comme le Royaume-Uni.
Par ailleurs, l'Allemagne, du fait de l'histoire qu'elle a traversée et du travail qu'elle a fait sur elle à partir des années 1960, est mieux immunisée contre ce risque.
Il existe des petits partis d'extrême droite, mais la société allemande est très hostile à ces idées autoritaires.
La Cours suprême de Karlsruhe est très efficace lorsqu'il s'agit de défendre les libertés publiques, bien plus que le Conseil constitutionnel français.
De son côté, la France est une ancienne puissance coloniale qui a été au centre du monde, et supporte mal d'avoir perdu cette place.
La Grande-Bretagne, elle aussi, a été au centre du monde, mais elle s'adapte mieux à la globalisation. La France a, pour sa part, loupé le tournant de la globalisation, ce qui ajoute encore à sa crise d'identité.
Sa santé économique est fragile et ce qu'elle produit, à la différence de l'Allemagne par exemple, est peu adapté face à l'essor de la concurrence des pays émergents.
Enfin, la France a montré que lors de période difficiles, elle pouvait vite avoir des réflexes autoritaires : Vichy, la guerre d'Algérie…
L'ensemble des crises que nous traversons, la crise de défiance, les legs du passé, tout cela forme un cocktail explosif.
L'Europe occidentale vit une période de grosses eaux, avec des crises qui se télescopent : crise économique, crise des réfugiés, crise des Etats-nations face à la globalisation, crise des partis politiques…
Notre pays n'est pas particulièrement bien placé pour les affronter.
Que faire pour conjurer le risque d'une dérive autoritaire ?
- Il faudrait d'abord une classe politique à la hauteur.
Par rapport à celle des pays voisins, elle est faible, du fait de la manière dont elle est formée et de sa distance vis-à-vis du peuple.
Cela passe par une réforme institutionnelle.
Second champ d'action, la question de l'identité.
Nous sommes une société multiculturelle, nous sommes une puissance moyenne, les pouvoirs de notre Etat-nation connaissent des limites : il faut le reconnaître et agir en conséquence.
Pour des pays fédéraux ou très décentralisés, comme l'Espagne ou l'Allemagne, il est plus facile comprendre le modèle européen et de s'y adapter.
Pour la France, cela demande plus d'efforts.
Nous avions besoin d'un sursaut économique.
On cherche actuellement à surmonter les blocages, mais c'est un travail à la marge.
Enfin, il faut mettre fin aux grands écarts entre les discours et les actes.
Par exemple, le gouvernement vante l'idée d'une réorientation profonde de nos politiques écologiques lors de la COP21, mais concrètement, les mesures prises sont très modestes.
Ces comportements schizophrènes sont lourds de dangers, car ils contribuent à l'effondrement de la confiance dans la politique.
Propos recueillis par Pascal Riché
source
Il déroule ici son raisonnement.
Vous avez récemment déclaré, lors d'une conférence à Londres que, parmi les pays occidentaux, la France était celle qui risquait le plus de verser dans un régime autoritaire. Comment en arrivez-vous à une telle conclusion ?
- Notre conférence portait sur l'avenir des démocraties.
Nos vieilles démocraties, en Europe et en Amérique du Nord, traversent une crise de légitimité profonde, marquée par une défiance de plus en plus importante vis-à-vis des gouvernements et des élites.
L'idée que nos systèmes, inventés au XVIIIe siècle, pourraient résister sans changement à cette crise n'est pas crédible, compte tenu de l'ampleur des mutations auxquelles la politique doit aujourd'hui faire face.
Il est également illusoire de miser sur un retour en arrière, que ce soit vers un système fondé sur la compétition entre de grands partis de masse intégrant les couches populaires et dotés d'idéologies ou vers un système communiste, idée que caresse des philosophes en vogue comme Giorgio Agamben, Alain Badiou ou Slavoj Zizek. Ni statu quo, ni retour en arrière, nos démocraties représentatives vont donc muter.
Muter dans quel sens ? Quels sont les scénarios possibles ?
- Trois scénarios me semblent réalistes.
Le premier est celui qu'on appelle "la post-démocratie", une notion développée par le sociologue et politologue britannique Colin Crouch.
C'est un système dans lequel, en apparence, rien ne change : des élections libres continuent d'être organisées, la justice est indépendante, les droits individuels sont respectés.
La façade est la même, mais la souveraineté réelle est ailleurs.
Les décisions sont prises par les directions de grandes firmes, les acteurs des marchés, les agences de notation, ou par des organes technocratiques…
En Europe, nous sommes déjà engagés dans cette direction.
Second scénario, plus heureux, celui d'une "démocratisation de la démocratie" : on vivrait alors un renforcement du politique face à l'économique, avec une participation citoyenne plus active.
La démocratie se renforcerait sous des formes participatives et délibératives variées.
Troisième scénario, celui de l'autoritarisme.
Il ne s'agit pas de dictature, mais de systèmes où, à la différence de la post-démocratie, la façade est remaniée : les élections existent mais la compétition électorale est restreinte ; les libertés (d'expression, d'association, d'aller et venir, de la presse…) sont amoindries par des lois liberticides ; la justice est moins indépendante…
C'est la pente qu'ont pris les Russes, les Hongrois, les Polonais, les Turcs, et qu'on retrouve ailleurs, en Equateur ou au Venezuela par exemple.
En Asie du Sud-Est, plusieurs régimes non-démocratiques sont allés ou vont, par une libéralisation très contrôlée, vers un tel modèle : je pense à Singapour ou à la Chine, deux pays où les droits y sont restreints.
En Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord, c'est la France qui offre le plus de signes indiquant que ce scénario est possible.
Même s'il n'est pas le plus probable.
Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?
Les décisions prises après le 13 novembre ?
- Des digues ont sauté, sur les questions sécuritaires ou sur l'immigration, lors de la dernière campagne présidentielle, puis plus récemment avec les réactions aux attentats.
Je pense à la question de la déchéance de la nationalité, à la prolongation de l'Etat d'urgence, à un certain repli sur un modèle national mythifié, dont la laïcité est la valeur cardinale.
La pente sur laquelle s'est engagée la presque totalité de la classe politique française, droite et gauche, est assez inquiétante.
La xénophobie s'accroît.
Une vision fantasmatique de l'Europe s'impose.
Et on s'engage dans des aventures militaires qui n'ont généralement guère de sens.
Parallèlement, le FN continue de progresser et même si l'élection de Marine Le Pen à l'Elysée n'est pas probable, elle ne peut plus être exclue.
Imaginez une situation où la gauche et la droite sont divisés, et Marine Le Pen arrive largement en tête au premier tour, se retrouve face à François Hollande au second…
Nul ne peut aujourd'hui pronostiquer à 100% une défaite du FN.
Pourquoi selon vous le terreau français est plus propice à l'émergence de réflexes autoritaires ? C'est un héritage bonapartiste ?
Ou notre conception de la République comme "moule" de la société ?
- La France a moins d'antigène contre les régimes autoritaires qu'une démocratie libérale comme le Royaume-Uni.
Par ailleurs, l'Allemagne, du fait de l'histoire qu'elle a traversée et du travail qu'elle a fait sur elle à partir des années 1960, est mieux immunisée contre ce risque.
Il existe des petits partis d'extrême droite, mais la société allemande est très hostile à ces idées autoritaires.
La Cours suprême de Karlsruhe est très efficace lorsqu'il s'agit de défendre les libertés publiques, bien plus que le Conseil constitutionnel français.
De son côté, la France est une ancienne puissance coloniale qui a été au centre du monde, et supporte mal d'avoir perdu cette place.
La Grande-Bretagne, elle aussi, a été au centre du monde, mais elle s'adapte mieux à la globalisation. La France a, pour sa part, loupé le tournant de la globalisation, ce qui ajoute encore à sa crise d'identité.
Sa santé économique est fragile et ce qu'elle produit, à la différence de l'Allemagne par exemple, est peu adapté face à l'essor de la concurrence des pays émergents.
Enfin, la France a montré que lors de période difficiles, elle pouvait vite avoir des réflexes autoritaires : Vichy, la guerre d'Algérie…
L'ensemble des crises que nous traversons, la crise de défiance, les legs du passé, tout cela forme un cocktail explosif.
L'Europe occidentale vit une période de grosses eaux, avec des crises qui se télescopent : crise économique, crise des réfugiés, crise des Etats-nations face à la globalisation, crise des partis politiques…
Notre pays n'est pas particulièrement bien placé pour les affronter.
Que faire pour conjurer le risque d'une dérive autoritaire ?
- Il faudrait d'abord une classe politique à la hauteur.
Par rapport à celle des pays voisins, elle est faible, du fait de la manière dont elle est formée et de sa distance vis-à-vis du peuple.
Cela passe par une réforme institutionnelle.
Second champ d'action, la question de l'identité.
Nous sommes une société multiculturelle, nous sommes une puissance moyenne, les pouvoirs de notre Etat-nation connaissent des limites : il faut le reconnaître et agir en conséquence.
Pour des pays fédéraux ou très décentralisés, comme l'Espagne ou l'Allemagne, il est plus facile comprendre le modèle européen et de s'y adapter.
Pour la France, cela demande plus d'efforts.
Nous avions besoin d'un sursaut économique.
On cherche actuellement à surmonter les blocages, mais c'est un travail à la marge.
Enfin, il faut mettre fin aux grands écarts entre les discours et les actes.
Par exemple, le gouvernement vante l'idée d'une réorientation profonde de nos politiques écologiques lors de la COP21, mais concrètement, les mesures prises sont très modestes.
Ces comportements schizophrènes sont lourds de dangers, car ils contribuent à l'effondrement de la confiance dans la politique.
Propos recueillis par Pascal Riché
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