Vendredi soir, devant le Bataclan. Photo Laurent Troude
Déjà sur place après l’attaque de l’Hyper Cacher en janvier, Léa a été, vendredi, l’un des premiers agents à se rendre à la Belle Equipe, dans le XIe arrondissement.
«Quand certains disent "les policiers, ils sont blindés", c’est des bêtises»
Déjà sur place après l’attaque de l’Hyper Cacher en janvier, Léa a été, vendredi, l’un des premiers agents à se rendre à la Belle Equipe, dans le XIe arrondissement.
«Quand certains disent "les policiers, ils sont blindés", c’est des bêtises»
Léa (1), la cinquantaine, est policière dans l’Est parisien.
Elle fait partie des premiers agents de la force publique à être arrivés à la Belle Equipe.
«Vendredi soir, j’étais au commissariat, en train de taper un rapport.
J’apprends qu’il y a des coups de feu dans le Xe arrondissement.
Je fonce.
Dans la voiture, la radio annonce des tirs dans le XIe, rue de Charonne.
J’ai vécu seize ans tout près, je connais le quartier et ses habitants par cœur.
En arrivant, je vois des gens taper dans les poubelles.
Je pense : "Mais qu’est-ce qui leur arrive ? N’importe quoi…"
Je suis à mille lieux d’imaginer.
Je crois juste à une bagarre.
J’arrive sur place, ma voiture s’arrête devant le bar la Belle Equipe.
Je descends.
Et là, la sidération.
Pendant deux ou trois secondes, je suis là, je vois la scène, mais mon cerveau ne veut pas voir.
Je me retourne vers mon chauffeur : "Y a des blessés ?"
Et là, comme pour me réveiller, il hurle : "Ils sont tous morts !"
«Je vois un visage : celui d’un beau jeune homme blond, la tête appuyée contre la vitre.
Il est mort.
A partir de cet instant, je ne m’autorise plus à regarder les visages, de peur d’en reconnaître.
Je dois être professionnelle.
Je donne l’alerte à la radio.
Je me souviens des mots que j’ai prononcés : "C’est un carnage, beaucoup de personnes sont mortes. Besoin de renfort."
Certains sont encore attablés, morts.
Je mets tout de suite en place le périmètre de sécurité.
La priorité, c’est de garder les témoins, surtout qu’ils ne partent pas.
Recueillir leurs témoignages, pour identifier les tireurs et savoir vers où ils sont partis.
Mes collègues viennent en aide aux blessés en attendant l’arrivée des secours.
Une femme s’agrippe au gilet pare-balles de l’un d’eux, le supplie de ne pas la laisser.
Elle meurt dans l’instant qui suit.
C’est comme si j’étais dans une espèce de bulle, en mode automatique.
Je ne ressens pas la peur.
J’ai l’impression qu’il fait jour, que tout est en pleine lumière.
Ce n’est qu’en regardant les images à la télé le samedi soir que je prends conscience qu’il était plus de 21 heures, et donc la nuit était tombée.
Je n’ai pas vu non plus les renforts et les pompiers arriver.
J’ai le sentiment qu’on était d’emblée très nombreux, alors qu’en fait, non.
Je me souviens d’un homme accoudé au comptoir.
Un collègue s’approche : "Monsieur, ça va ?"
Il était vivant mais ne bougeait plus.
Prostré.
J’ai travaillé jusqu’à 5 heures.
Quand j’en entends certains dire "les policiers, ils sont blindés dans la tête", c’est des bêtises.
Je ne suis pas blindée, je suis humaine.
Des morts, j’en vois toutes les semaines, mais des scènes comme celle-ci, aussi abominable…
Jamais de la vie.
Je repense à cette dame me suppliant de retrouver sa fille au Bataclan.
Elle pleurait dans mes bras, j’ai noté son numéro.
Normalement, il ne faut pas le faire, rester détachée.
Mais comment veux-tu ?
Le lendemain, j’ai appelé pour avoir des nouvelles.
Sa fille était morte.
«Ce que je ressens n’est rien comparé à la douleur des familles, mais je ne cesse de repenser à cette nuit, et ce n’est pas demain que cela va passer.
Je me refais le film.
Paraît que c’est normal.
Ça m’avait fait pareil après l’attaque de l’Hyper Cacher - j’étais là aussi.
Rétrospectivement, je me fais peur.
Je repense à des détails.
Cette poignée de secondes où l’on s’est arrêtés sur la route pour mettre un gilet pare-balles lourd.
Est-ce que sans ça, je me serais retrouvée face aux tireurs ?
Je repense à ma fille, chez des amis, 50 mètres plus loin.
Heureusement, je ne le savais pas sur le moment…
Cette semaine, mes enfants m’ont dit : "Maintenant, maman, ça suffit. Tu trouves un emploi de bureau."
Mais je ne peux pas quitter le navire.
Je ne peux pas lâcher les collègues.
Quel message je donnerais, sinon, aux petits jeunes qui ont fait preuve d’un courage exemplaire toute cette nuit-là ?»
(1) Le prénom a été changé.
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