8 avril 2022
/Pepe Escobar
Si l’objectif des États-Unis est d’écraser l’économie de la Russie par des sanctions et l’isolement, pourquoi est-ce l’Europe qui est en chute libre sur le plan économique ?
Le spectacle saisissant de l’Union européenne (UE) en train de se faire hara-kiri au ralenti est quelque chose d’inoubliable.
Comme un remake bon marché de Kurosawa, le film raconte en fait la démolition de l’UE par les États-Unis, avec le détournement vers les États-Unis de certaines exportations clés de matières premières russes, au détriment des Européens.
Il est utile d’avoir une actrice de la 5ème colonne stratégiquement placée – en l’occurrence l’étonnante incompétente Ursula von der Lugen, chef de la Commission européenne – qui annonce avec véhémence un nouveau train de sanctions écrasant : Interdiction aux navires russes d’accéder aux ports de l’UE ; interdiction aux entreprises de transport routier de Russie et de Biélorussie d’entrer dans l’UE ; fin des importations de charbon (plus de 4,4 milliards d’euros par an).
Dans la pratique, cela signifie que Washington fait pression sur ses clients/marionnettes occidentaux les plus riches. La Russie, bien sûr, est trop puissante pour être directement défiée militairement, et les États-Unis ont grandement besoin de certaines de ses exportations clés, notamment les minéraux. Les Américains vont donc pousser l’Union européenne à imposer des sanctions toujours plus sévères qui feront volontairement s’effondrer leurs économies nationales, tout en permettant aux États-Unis de tout rafler.
Les conséquences économiques catastrophiques à venir seront ressenties par les Européens dans leur vie quotidienne (mais pas par les 5% les plus riches) : l’inflation dévorera les salaires et les économies, les factures d’énergie de l’hiver prochain seront lourdes, les produits disparaîtront des supermarchés et les réservations de vacances seront presque gelées. Le Petit Roi de France Emmanuel Macron – peut-être confronté à une mauvaise surprise électorale – a même annoncé : « des coupons alimentaires comme pendant la Seconde Guerre mondiale sont possibles ».
L’Allemagne est confrontée au retour du fantôme de l’hyperinflation de Weimar. Le président de BlackRock, Rob Kapito, a déclaré au Texas que « pour la première fois, cette génération va entrer dans un magasin et ne pas pouvoir acheter ce qu’elle veut ». Les agriculteurs africains n’ont pas du tout les moyens d’acheter des engrais cette année, ce qui réduit la production agricole d’une quantité capable de nourrir 100 millions de personnes.
Zoltan Poszar, ancien gourou de la Fed de New York et du Trésor américain, actuel grand vizir du Crédit Suisse, a fait des siennes, soulignant que les réserves de matières premières – et, dans ce domaine, la Russie est sans égale – seront une caractéristique essentielle de ce qu’il appelle Bretton Woods III (bien que ce qui est élaboré par la Russie, la Chine, l’Iran et l’Union économique eurasienne soit un post-Bretton Woods).
Poszar remarque que, historiquement, les guerres sont gagnées par ceux qui disposent de plus de nourriture et d’énergie, autrefois pour alimenter les chevaux et les soldats, aujourd’hui pour nourrir les soldats et alimenter les chars et les avions de chasse. La Chine, par ailleurs, a accumulé des stocks importants de pratiquement tout.
Poszar note comment notre système actuel Bretton Woods II a une impulsion déflationniste (mondialisation, commerce ouvert, chaînes d’approvisionnement juste à temps) tandis que Bretton Woods III donnera une impulsion inflationniste (démondialisation, autarcie, accumulation de matières premières) des chaînes d’approvisionnement et des dépenses militaires supplémentaires pour pouvoir protéger ce qui restera du commerce maritime.
Les implications sont bien sûr écrasantes. Ce qui est implicite, sinistrement, c’est que cet état de fait pourrait même conduire à une troisième guerre mondiale.
Roublegaz ou GNL américain ?
La table ronde russe du Club Valdaï a organisé un débat d’experts essentiel sur ce que nous, au Cradle, avons défini comme le Roublegaz – le véritable changement de jeu géoéconomique au cœur de l’ère post-pétrodollars. Alexander Losev, membre du Conseil russe pour la Politique étrangère et de Défense, a présenté les contours du Grand Tableau. Mais c’est à Alexey Gromov, directeur en chef de l’énergie à l’Institut de l’Énergie et des Finances, qu’il revient de présenter les détails cruciaux.
Jusqu’à présent, la Russie a vendu 155 milliards de mètres cubes de gaz à l’Europe chaque année. L’UE promet rhétoriquement de s’en débarrasser d’ici 2027, et de réduire l’approvisionnement de 100 milliards de mètres cubes d’ici fin 2022. Gromov a demandé « comment », et a fait remarquer que « aucun expert n’a de réponse. La majeure partie du gaz naturel russe est acheminée par gazoducs. On ne peut pas simplement le remplacer par du gaz naturel liquéfié (GNL) ».
La réponse européenne, risible, a été de « commencer à économiser », comme dans « se préparer à être moins bien loti » et « réduire la température dans les foyers ». Gromov a fait remarquer qu’en Russie, « 22 à 25 degrés en hiver est la norme. L’Europe fait la promotion d’une température de 16 degrés comme étant ‘saine’, et du port de pulls la nuit ».
L’UE ne pourra pas obtenir le gaz dont elle a besoin auprès de la Norvège ou de l’Algérie (qui privilégie la consommation intérieure). L’Azerbaïdjan serait en mesure de fournir au mieux 10 milliards de mètres cubes par an, mais « cela prendra 2 ou 3 ans » pour se concrétiser.
Gromov a souligné qu’« il n’y a pas d’excédent sur le marché aujourd’hui pour le GNL des États-Unis et du Qatar », et que les prix pour les clients asiatiques sont toujours plus élevés. L’essentiel est que « d’ici à la fin de 2022, l’Europe ne sera pas en mesure de réduire de manière significative » ce qu’elle achète à la Russie : « elle pourrait réduire de 50 milliards de mètres cubes, au maximum ». Et les prix sur le marché spot seront plus élevés – au moins 1300 dollars par mètre cube.
Une évolution importante est que « la Russie a déjà modifié les chaînes logistiques d’approvisionnement vers l’Asie ». Cela vaut aussi bien pour le gaz que pour le pétrole : « Vous pouvez imposer des sanctions s’il y a un excédent sur le marché. Maintenant, il y a une pénurie d’au moins 1,5 million de barils de pétrole par jour. Nous allons envoyer nos approvisionnements en Asie – avec un rabais ». En l’état actuel des choses, l’Asie paie déjà une prime, de 3 à 5 dollars de plus par baril de pétrole.
Au sujet des expéditions de pétrole, Gromov a également commenté la question clé des assurances : « Les primes d’assurance sont plus élevées. Avant l’Ukraine, tout était basé sur le système Free on Board (FOB). Aujourd’hui, les acheteurs disent « nous ne voulons pas prendre le risque d’amener votre cargaison dans nos ports ». Ils appliquent donc le système Coût, Assurance et Fret (CIF), où le vendeur doit assurer et transporter la cargaison. Cela a bien sûr un impact sur les revenus ».
Une question absolument essentielle pour la Russie est de savoir comment faire la transition vers la Chine, son principal client en matière de gaz. Tout tourne autour du Force de Sibérie 2, un nouveau gazoduc de 2600 km qui part des champs gaziers russes de Bovanenkovo et Kharasavey à Yamal, dans le nord-ouest de la Sibérie – et qui n’atteindra sa pleine capacité qu’en 2024. En outre, il faut d’abord construire l’interconnexion à travers la Mongolie – « il nous faut trois ans pour construire ce gazoduc » – de sorte que tout ne sera en place que vers 2025.
Quant au gazoduc de Yamal, « la plus grande partie du gaz va en Asie. Si les Européens n’achètent plus, nous pourrons le réorienter ». Et puis il y a le projet Arctic LNG 2 – qui est encore plus grand que Yamal : « la première phase devrait être terminée bientôt, elle est prête à 80% ». Un problème supplémentaire pourrait être posé par les « non-amis » russes en Asie : le Japon et la Corée du Sud. Les infrastructures de GNL produites en Russie dépendent toujours de technologies étrangères.
C’est ce qui amène Gromov à noter que « le modèle d’économie basé sur la mobilisation n’est pas très bon ». Mais c’est ce à quoi la Russie doit faire face, du moins à court et moyen terme.
Les points positifs sont que le nouveau paradigme permettra « une plus grande coopération au sein des BRICS (les économies émergentes du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, qui se réunissent chaque année depuis 2009) », l’expansion du corridor de transport international Nord-Sud (INSTC) et une plus grande interaction et intégration avec « le Pakistan, l’Inde, l’Afghanistan et l’Iran ».
En ce qui concerne l’Iran et la Russie, des échanges en mer Caspienne sont déjà en cours, car l’Iran produit plus qu’il n’en a besoin et est prêt à accroître sa coopération avec la Russie dans le cadre de leur partenariat stratégique renforcé.
La géoéconomie hypersonique
Il revenait à l’expert chinois en énergie Fu Chengyu d’expliquer de manière concise pourquoi la volonté de l’UE de remplacer le gaz russe par du GNL américain est une chimère. En gros, l’offre américaine est « trop limitée et trop coûteuse ».
Fu Chengyu a montré comment un processus long et délicat dépend de quatre contrats : entre le développeur de gaz et la société de GNL ; entre la société de GNL et la société acheteuse ; entre l’acheteur de GNL et la société de cargaison (qui construit les navires) ; et entre l’acheteur et l’utilisateur final.
« Chaque contrat, a-t-il souligné, prend beaucoup de temps pour être achevé. Sans tous ces contrats signés, aucune partie n’investira – qu’il s’agisse d’investissements dans les infrastructures ou dans le développement de champs gaziers ». La livraison effective de GNL américain à l’Europe suppose donc que toutes ces ressources interconnectées soient disponibles – et fonctionnent comme sur des roulettes.
Le verdict de Fu Chengyu est sans appel : cette obsession de l’UE à se débarrasser du gaz russe aura « un impact sur la croissance économique mondiale, voire une récession. Ils poussent leur propre peuple – et le monde – à bout. Dans le secteur de l’énergie, nous serons tous lésés ».
Il est particulièrement instructif de juxtaposer les turbulences géoéconomiques à venir – l’obsession de l’UE à contourner le gaz russe et l’apparition de Roublegaz – avec les véritables raisons de l’Opération Z en Ukraine, complètement occultées par les médias et les analystes occidentaux.
Un ancien de l’État profond américain, aujourd’hui à la retraite, qui connaît bien les rouages de l’ancien OSS, le précurseur de la CIA, jusqu’à la démence néocon d’aujourd’hui, a fourni quelques informations qui donnent à réfléchir :
« Toute la question de l’Ukraine concerne des missiles hypersoniques qui peuvent atteindre Moscou en moins de quatre minutes. Les États-Unis les veulent là, en Pologne, en Roumanie, dans les États baltes, en Suède, en Finlande. C’est une violation directe des accords de 1991 selon lesquels l’OTAN ne s’étendra pas en Europe de l’Est. Les États-Unis n’ont pas encore de missiles hypersoniques, mais ils devraient en avoir dans un an ou deux. C’est une menace existentielle pour la Russie. Ils ont donc dû aller en Ukraine pour l’arrêter. Les prochains pays seront la Pologne et la Roumanie, où des lanceurs ont été construits en Roumanie et sont en cours de construction en Pologne ».
D’un point de vue géopolitique complètement différent, ce qui est vraiment révélateur, c’est que son analyse rejoint la géoéconomie de Zoltan Poszar : « Les États-Unis et l’OTAN sont totalement belliqueux. Cela représente un réel danger pour la Russie. L’idée que la guerre nucléaire est impensable est un mythe. Si vous regardez les bombardements de Tokyo contre Hiroshima et Nagasaki, il y a eu plus de morts à Tokyo qu’à Hiroshima et Nagasaki. Ces villes ont été reconstruites. Les radiations disparaissent et la vie peut reprendre. La différence entre une bombe incendiaire et un bombardement nucléaire n’est que l’efficacité. Les provocations de l’OTAN sont si extrêmes que la Russie a dû placer ses missiles nucléaires en état d’alerte. C’est une question très sérieuse. Mais les États-Unis l’ont ignoré ».
source : The Cradle
traduction Réseau International
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