Dans la minuscule salle d’attente, on nage dans les peluches et les camions en plastique.
 Au premier étage d’un commissariat d’Ile-de-France, brigade des mineurs, Julie (1), 17 ans, attend la confrontation avec Souleymane, poursuivi pour proxénétisme sur mineur.
 Talons, jean moulant, la peau diaphane dissimulée sous plusieurs couches de fond de teint, Julie est une jeune fille coquette.
 Stressée, elle secoue ses jambes frénétiquement et cache son visage poupin dans son foulard.
 Elle a l’impression de «faire un sale coup» à Souleymane. Pendant une heure, les policiers vont lire leurs dépositions respectives et demander confirmation aux deux parties sur les points discordants.
Un paravent sépare Julie du prévenu. A la sortie, la gamine balance son histoire par réponses saccadées et anecdotes, dans la confusion. Un enchaînement de mauvaises rencontres et de mises en cause des services sociaux.

«Tourner».

 Née dans une petite ville de province, Julie grandit dans une famille de la classe moyenne.
 A 15 ans, elle fugue avec trois copines pour rejoindre Paris.
Déscolarisée, placée en foyer, elle traîne avec des gamines plus âgées, fragiles, prises dans une phase d’autodestruction.
 Sur Internet, elle discute avec des inconnus, dont Souleymane et Moussa, la trentaine, deux amis d’origine africaine.
«Je racontais mes problèmes à Moussa, je lui disais que je me faisais chier. Il a répondu qu’il allait m’aider, m’a invitée en soirée», se souvient-elle.
 Elle se lie d’amitié avec lui.
 Mais, en quelques semaines, la relation dérape.

 «Il a commencé par me faire tourner dans sa cité, me faire coucher avec ses potes. Il m’a forcée, je n’avais pas envie. C’était des grands Blacks de 1,90 mètre, un handicapé, rien à voir avec mon amoureux du collège. Ils lui glissaient directement l’argent, mais je ne savais pas que je me prostituais, car je ne voyais pas de billets.»

Julie prend conscience de sa situation avec un client que Moussa ne connaît pas : «Le mec m’a forcé à prendre une douche, il m’a balancé que j’étais une pute.»
Pour surveiller Julie, Moussa lui trouve une chambre dans un hôtel low-cost de banlieue.
 Il lui dégote des clients, l’amène chez eux.
 Et pour affirmer son emprise, le jeune homme la frappe, la viole, la balance contre les murs quand elle lui répond, la séquestre.

«Une fois, pour m’impressionner, il m’a emmenée dans un bois avec les deux autres filles, il a menacé de nous tuer, nous a demandé de creuser un trou pour nos tombes. Il m’a fichu une grosse trouille, après il a rigolé.»

Elle se rapproche de Souleymane.
«A côté de l’autre qui était trop violent, lui était gentil avec moi, il ne me frappait pas.»
Pendant des mois, Julie n’envisage même pas de s’échapper.
 «Je ne voulais pas leur laisser mes affaires, c’est tout ce qui me restait.»
 Les deux hommes gardent souvent sur eux plusieurs milliers d’euros en espèces.
Une camarade de galère s’enfuit avec l’argent.
Découverte par la police, elle dénonce Moussa désormais condamné et incarcéré à l’étranger pour proxénétisme.
 La police récupère Julie durant l’été 2012 couverte de bleus, des cheveux arrachés et souffrant d’une mycose vaginale jamais soignée.

Psys.«J’ai été choquée par la première réaction des flics. Ils nous ont répondu que la prostitution n’était pas interdite en France… Mais Julie est mineure !» s’exclame Anne, une militante abolitionniste qui accompagne la jeune fille dans sa sortie de la prostitution.
 L’aide sociale à l’enfance, censée assurer le relais, ne prend pas la situation de Julie au sérieux.
 Elle passe dans le cabinet de plusieurs psys, aucun ne la suit sur la durée.
 «Pour [les services de] la protection de l’enfance, elle est considérée comme une fugueuse et une délinquante qui chaparde», précise Anne. Julie est renvoyée chez ses parents.
 On la somme de reprendre une vie normale.
Intelligente, futée, la gamine ne se sent pourtant plus à sa place à l’école.
«Je n’ai plus aucun point commun avec les filles du lycée.»
 Pôle Emploi lui propose un stage d’esthéticienne. «Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ?» s’exclame-t-elle.

Comme beaucoup de femmes, son parcours de sortie de la prostitution est chaotique.
Au bout de quelques mois d’ennui, Julie revient à Paris.
 Elle retombe sous la coupe de Souleymane.
 D’elle-même, elle s’inscrit sur des sites d’escorts, où elle poste des photos de son corps.
 En novembre, alors qu’elle vient de «faire son dernier client», elle craque et retourne au commissariat.
 Les policières chargées de prendre sa déposition ne la ménagent pas, raconte-t-elle : «Elles m’ont dit : "Encore toi ! Pourquoi tu retournes pas chez tes parents ?" ; "vu comment t’es habillée, c’est normal" ; "et ton maquillage, on va repeindre le commissariat avec ta tête" ; "il était comment ton dernier client ? Elle était de quelle couleur sa queue ?"»
 Pire, le premier avocat de Julie lui oppose qu’elle était volontaire : on ne lui aurait pas «mis de couteau sous la gorge».
 La confrontation avec son mac présumé semble avoir libéré Julie.

 Elle sourit : «Souleymane a dit que j’allais niquer sa vie, l’envoyer en prison, il a nié. Moi, je l’ai trouvé pathétique.»

 Le prévenu risque dix ans de prison. 

(1) Les prénoms ont été modifiés pour respecter le secret de l’instruction.