« Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito », disait Einstein.
Par hasard, en enfouissant une ligne électrique à Fleury-devant-Douamont, l’une des neuf communes meusiennes autour de Verdun déclarées « mortes pour la France », qui n’a pas été reconstruite, on vient de retrouver, la semaine dernière, les dépouilles de trois soldats français. Il n’est pas rare que l’on tombe, dans la région, sur des ossements ou des vestiges divers de la bataille de Verdun, mais il est assez rare d’y découvrir des squelettes entiers comme ceux-là. Ils étaient ensevelis les uns sur les autres. Deux avaient les jambes repliées, leur casque, leurs caisses de munitions et même une fiole d’alcool avec eux. L’un avait moins de 20 ans, le deuxième n’était pas trentenaire, le dernier était un adulte d’âge plus mûr. Leurs plaques sont abîmées mais les spécialistes ne désespèrent pas de les identifier et de retrouver la famille. Si ce n’est pas le cas dans les six mois, ils seront inhumés dignement, dans la nécropole voisine, avec leurs nombreux frères d’arme inconnus. Quant on sait qu’il était déjà parfois difficile de mettre un nom sur les blessés vivants… On se souvient d’Anthelme Mangin, dit « l’amnésique de Rodez », dont l’historien Jean-Yves Le Naour retrace le périple dans Le Soldat inconnu vivant (Fayard). Giraudoux en tira un roman - Siegfrid et le Limousin - et Anouilh une pièce de théâtre : Le Voyageur sans bagages.
Mercosur
Par hasard, il se trouve que la même semaine, le mouvement des agriculteurs en colère reprend, sur fond de Mercosur imminent. Leurs grands-parents ou arrière-grands-parents ont labouré tous les champs français, y compris ceux de bataille. La moitié des poilus étaient ruraux, la moitié de ceux qui sont morts en 18, des paysans. Entre 1914 et 1918, 550.000 agriculteurs sont tombés au combat, soit plus d’un tiers des pertes totales, 500.000 autres sont revenus blessés. Ils n’ont pas seulement irrigué notre terre de leur sueur mais aussi de leur sang. Statistiquement, au moins l’un des trois soldats retrouvés à Fleury-devant-Douaumont est un paysan.
Dans le recueil Paroles de poilus, il y a une lettre d'Henri Joseph Thomas, agriculteur à Saint-Georges-d’Espéranche (Isère). Il écrit à son fils Armand de 15 mois, au mois d’août 1915, et lui fait quelques recommandations : « Devenu un homme, sois du nombre de ceux qu’on appelle les honnêtes gens. » Et puis encore : « Rappelle-toi que le vrai bonheur ne se trouve pas dans la richesse et les honneurs, mais dans le devoir vaillamment accompli, et les bonnes actions. » Il sera tué, quelques mois plus tard, le 30 mars 1916, à Verdun. Pour son pays, pour l’avenir des siens, c'était en tout cas ce qu'on lui avait vendu. Pas, comme Flambeau de L’Aiglon, pour des prunes.
La terre et les morts
Leurs descendants les ont écoutés. Ils sont devenus des honnêtes gens. Ils ont choisi le devoir vaillamment accompli à la richesse et aux honneurs. Et puis leur lopin de terre, la douce lumière du soir près du feu qui réchauffait leur père et la troupe entière de leurs aïeuls comme dans la chanson de Cabrel. Sauf que ce sol se dérobe sous leurs pieds. Les frontières pour lesquelles les poilus se sont battus mètre par mètre dans les tranchées ont été enfoncées par les traités de libre-échange, l’agriculture française est sacrifiée sur l’autel de l’industrie… allemande, et Notre-Dame-de-l’Europe, seul monument de Fleury-devant-Douaumont, bâti sur les ruines de l’ancienne église détruite, ressemble à la chapelle mortuaire de toutes les espérances. Le citoyen français doit devenir le nouveau voyageur sans bagage, ni racine, ni culture, au sens propre comme au sens figuré. « Les Français rêvent-ils d’être des radis ? », s’exaspérait, en 2015 sur son blog, Jacques Attali. Dans ce projet, forcément, le paysan fait tache.
Les accents barrésiens sont mal vus. Il n’empêche. Si nous ne nous rappelons plus la terre et les morts, ce sont la terre et les morts qui se rappellent à nous. Telle la statue du Commandeur. À la faveur, parfois, d'un bricolage électrique.
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