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mardi 5 novembre 2013

Algérie: comment faire reconnaître le massacre du 5 juillet 1962 .

Publication: 05/11/2013 06h58
Jean-Pierre Lledo
Cinéaste algérien, essayiste


Je ne suis pas historien, mais cinéaste. Mon intérêt pour cet épisode provient de plusieurs choses.

Mon enfance s'est faite à Oran et j'ai toujours gardé le lien avec cette ville, mes amis d'enfance et ceux de mes parents. J'ai été marié à une Oranaise (d'origine arabe).
 Enfin, j'ai fait un film (Algérie, histoires à ne pas dire) dont la quatrième partie est consacrée à cette tragédie, et qui a été interdit en Algérie.
J'ai su très tôt qu'il s'était passé quelque chose de terrible le 5 juillet 1962 à Oran, où je n'habitais plus depuis 1957.
Seules les opinions pro-indépendantistes et communistes de mon père, qui furent aussi les miennes par la suite, m'ont empêché de vouloir en savoir plus, et ont provoqué chez moi leur occultation de fait.

 Circonstance atténuante: j'ai vécu en Algérie jusqu'en 1993, et ce sujet comme d'autres était tabou.
 Ce que j'avancerai ci-après est le résultat de mes propres réflexions, fondées essentiellement sur des témoignages d'Algériens arabes et de Pieds-noirs, simples citoyens ou militaires, recueillis personnellement, et sur quelques lectures.
Bilan.
Il y a eu beaucoup de morts ce jour-là.
 Environ 700 tués et disparus, d'après les archives françaises auxquelles a pu avoir accès l'historien Jean-Jacques Jordi (Un Silence d'Etat, Ed. Sotéca. 2011).
 Mais sans aucun doute beaucoup plus.
 L'ouverture des Archives algériennes, celle de l'ALN, du FLN, les registres de l'hôpital d'Oran et des cimetières, la mise à nu des charniers dont certains sont parfaitement localisés, le démontreraient aisément.
Mais plus que l'aspect quantitatif, ce qui caractérise ce massacre, c'est sa qualité.
 C'est un massacre raciste.
 Durant toute la journée du 5 juillet, célébration officielle de l'indépendance algérienne, on fait à Oran la chasse au faciès non-musulman.
Jules Molina, militant oranais éminent du Parti communiste algérien, avait été libéré de prison par la France en mars 62, en vertu des 'Accords d'Evian'.
 Il se met aussitôt au service du FLN et fait redémarrer la CLO, une usine de conditionnement du lait, à l'arrêt suite à l'exode des techniciens pied-noir.
 Le 5 juillet, à peine sorti de l'usine, il est aussitôt arrêté, mis dans une voiture et emmené sans ménagement au commissariat du quartier déjà bondé d'Européens. Quelques moments plus tard, un militant FLN le reconnait et le libère.
 Il sait alors qu'il vient d'échapper miraculeusement à la mort.
Halima Bourokba, la femme du troisième Président de la république algérienne, Chadli Bendjedid, jeune fille alors, faillit faire les frais aussi de cette terreur ethnique. Habillée en robe, prise pour une Européenne, elle ne dut son salut qu'en criant qu'elle était musulmane, qu'en récitant illico un verset du Coran, puis comme le tueur le lui intima, qu'en marchant sur le corps de la victime européenne, là à ses pieds.
Cet incident qui ne fut pas sans traumatisme sur son psychisme, un fait transmis par sa famille et connu à Oran.
Commis par un peuple et ses dirigeants, le jour même de son indépendance censée mettre un terme à un système colonial dit ''raciste'', le massacre du 5 juillet 1962 est donc devenu LE crime fondateur de la nouvelle identité algérienne.
 C'était suffisant pour qu'il soit biffé de la mémoire nationale.
Silence algérien redoublé par le silence français, lui aussi compréhensible: ce jour-là, et les suivants, on tue devant 18.000 soldats français, sommés par De Gaulle de ne pas intervenir.
 Silences d'Etats nullement dérangés par les historiens officiels, français et algériens, plus intéressés à légitimer la guerre d'indépendance du FLN, comme si cela faisait encore problème, qu'à faire leur métier d'historien: dire la vérité de l'histoire.
Deux ans après la sortie du livre de Jean-Jacques Jordi, l'Etat français n'a toujours pas entrepris la moindre démarche vis-à-vis de l'Algérie.

En Algérie, l'unanimisme nationaliste fait de la quasi-totalité des intellectuels, des ''intellectuels organiques'' comme les appelait Gramsci.
Seule exception, l'universitaire oranais Karim Rouina eut le courage dans sa thèse universitaire (rédigée en France dans les années 80) de communiquer des témoignages très précis d'arrestations, de détention et d'extermination des civils non-musulmans, mais n'intervint plus jamais à ce sujet par la suite...
Quant à Fouad Soufi qui fut le directeur des Archives d'Oran, il fut le premier historien à communiquer sur cette tragédie, mais en prenant la précaution de l'expliquer par la violence de l'OAS...
 Quand je lui demandai pourquoi il n'avait pas mené une enquête auprès des chefs FLN d'Oran de cette époque, encore vivants, il me répondit: ''J'ai une famille''.

Le massacre.

Je n'ai pas rencontré un seul Oranais qui ait vécu ces 3 journées (les 5, 6, 7 juillet 1962) et qui m'ait dit ne pas savoir.
 Un vieux militant communiste Tayeb Malki me raconta qu'à la gare d'Oran, un homme de 40 ans criait, alors qu'on l'arrosait d'essence, et avant d'être immolé: ''Je suis un ouvrier!
Je suis un ouvrier!''. Et à ''Victor Hugo'', quartier arabe où il avait dû s'exiler par peur de l'OAS, tout près du petit Lac où l'on jetait les cadavres suppliciés, il vit un homme tuer un Européen, lui ouvrir le ventre, et manger son foie...
 Tout comme récemment le commandant de l'opposition syrienne de la brigade Omar Al-Farouq, mutilant puis mangeant le foie du cadavre d'un soldat syrien.
Le militant communiste qui me raconta cela, savait comme tout musulman un peu lettré que le meurtrier croyait venger, 14 siècles après, le chef militaire Hamza b. Abdalmouttalib, oncle du Prophète Mohamed, qui une fois tué, se fit dévorer précisément le foie...
Un ex-diplomate algérien de l'Onu, Hadj-Chikh Bouchan publia il y a quelques années un récit personnel sur son adolescence à Oran, ''Les barbelés du village nègre'', et son engagement au sein du FLN oranais.
 Le récit s'achevait le 5 juillet sans un mot pour le massacre.
 Je lui en demandai la raison.
 Sa réponse, devant son épouse, fut celle-çi: ''Je n'ai pas pu.
 Ce que j'ai vu est trop horrible''.
Comme j'insistai, il me raconta le fait suivant.
Le 5 juillet, il se trouvait dans le quartier ''Ville Nouvelle'', plus précisément sur la terrasse d'une maison.
Plus précisément, avec d'autres jeunes, en train de démonter des revolvers, de les huiler et de les remonter (le jour de la ''fête'' du 5 juillet...).
 Un autre jeune arriva et s'empara d'un pistolet abandonné. ''Il est enrayé, laisse tomber !''. Le nouvel arrivé ne se découragea pas, le démonta, le huila, le remonta, et sortit avec.
L'auteur poursuit : ''Je le vis sortir de la maison, aller vers un Européen et lui tirer dessus.
(''Ville Nouvelle'' était un quartier exclusivement musulman durant la guerre, mais l'Européen, peut-être même un sympathisant de l'indépendance, avait cru pouvoir s'y aventurer, un jour de fête...).
 L'homme tomba, mort. Le jeune homme remonta à la terrasse, et laconique, dit à ses compères : ''Le pistolet n'était pas enrayé''.
Des récits de ce type, de témoins arabes, j'en ai entendu de très nombreux.
 Ils n'infirment nullement le récit des dizaines de survivants européens durant ces journées sanglantes que l'on peut lire dans les 3 livres de Geneviève de Ternant 'L'Agonie d'Oran.
Pour ce massacre comme pour celui du 20 août 1955 dans la région de Philippeville (Skikda), par lequel commença vraiment la ''guerre de libération'', il n'y a absolument aucune ''guerre de mémoires'' (dada de l'historien officiel Benjamin Stora, particulièrement discret à ce sujet).
Algériens arabes et pieds-noirs disent exactement la même chose, la même violence, la même tuerie.
Ce qui est sûr, c'est que le 5 juillet 1962 pèse lourd, très lourd sur la conscience des Oranais, qu'ils aient été des témoins actifs ou passifs.
Quand je demandai à mon copain d'enfance Smaïn, en 2002, lors du tournage d'un film précédent Un Rêve algérien, s'il avait vu quelque chose le 5 juillet (à Oran, inutile de dire ''massacre'', évoquer le ''5 Juillet 62'' suffit...), voici quelle fut sa réponse: ''Tu sais Jean-Pierre, quand on se rassemble entre copains de l'époque, on se dit que ce qui nous arrive à présent (le terrorisme islamiste), c'est pour payer ce qu'on a fait le 5 juillet...''.
La suite de ce texte sera publiée mercredi 6 novembre.

Jean-Pierre Lledo et d'autres sont à l'origine d'une pétition mondiale pour faire reconnaître le massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Elle est disponible à cette adresse:

http://www.change.org/fr/p%C3%A9titions/a-tous-les-citoyens-du-monde-et-aux-ong-des-droits-de-l-homme-qu-ils-nous-apportent-leur-soutien-en-signant-2


http://www.huffingtonpost.fr/jean-pierre-lledo/algerie-massacre-oran-5-juillet-1962_b_4212037.html?utm_hp_ref=france

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