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jeudi 12 mars 2020

Comprendre pourquoi le coronavirus a pris une telle ampleur en Italie

 
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Publié le
 

 
Prato, en Toscane, est la troisième ville chinoise d’Europe.
 
Le 1er décembre, sept employés chinois d’une usine de textile ont péri dans un incendie.
Un drame qui met en lumière les conditions de travail auxquelles sont soumis ces esclaves modernes.
L’émotion est arbitraire.
Même au beau milieu d’une tragédie, un simple détail suffit à la déclencher.
Sur le carrelage noir de cendres et d’eau, des boutons.
Des centaines, des milliers de boutons, de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Archéologie contemporaine.
Un tapis de boutons à la dérive dans une Pompéi chinoise à Prato.
Il est 16 heures passées.
Le médecin légiste ressort de l’antre encore fumant.
Il a repéré trois cadavres, ou plutôt ce qu’il en reste.
“Il y a une femme. Les autres morceaux ne permettent pas de déterminer le sexe, pour le moment.” Déjà quatre corps reposent à la morgue.
Le bilan s’élève donc à sept victimes.
Sur les quatre personnes secourues, deux sont sorties de l’hôpital.
Les deux autres sont dans un état grave mais “pas désespéré”, annonce Mme le préfet de Prato, Maria Laura Simonetti, en poste depuis trois mois.
Dès que j’en aurai le temps, j’aimerais lui demander combien de salariés, à la préfecture et dans les services de police, parlent chinois ou du moins le comprennent.
Après Londres et Paris, Prato est la troisième ville chinoise en Europe.
Les pompiers sont venus de toute la province – Prato est au carrefour de Florence, Lucques, Pistoia et Pise.
Ils travaillent d’arrache-pied depuis le petit matin et n’ont pas encore maîtrisé l’incendie.
Ils craignent que les gravats cachent d’autres corps.

Des usines incontrôlables

Les victimes n’étaient probablement pas en train de travailler [au moment de l’incendie].
Dans ces entrepôts, on travaille presque tout le temps, mais surtout la nuit.
Les ouvriers venaient peut-être de se coucher, après avoir cherché un moyen de se réchauffer.
Avec les premières lueurs de décembre sont arrivés le froid et le vent.
 “Ils travaillent et chargent les camions de nuit, pour éviter les contrôles.”

Je n’ai pas le temps de demander en quoi, depuis l’invention de l’électricité, les poids lourds passent davantage inaperçus la nuit.
En parlant de contrôles, le maire, les dirigeants de l’agence sanitaire locale et la police expliquent que pratiquement chaque inspection se termine par une mise sous séquestre.
Mais ils ont beau faire 300 contrôles, les usines se comptent par milliers et poussent comme des champignons, sans même se préoccuper de ressembler à des usines.
Cette fois, le drame s’est produit dans la zone développée, “commerciale”, et non parmi les vieux abris de fortune accolés aux fourmilières humaines.
Comme quoi, les alcôves funéraires qui servent de dortoirs et les showrooms ne sont pas incompatibles.
Je suis arrivé avec le président de la région de Toscane, Enrico Rossi [Parti démocrate, gauche]. Selon lui, cette tragédie, cette humiliation de l’humanité qui se joue tous les jours dans le tristement célèbre district de la confection, “nous en sommes tous responsables”.
Il entend par là l’administration, l’Etat. Prato était gouverné par la gauche à l’époque où la colonie chinoise a commencé à se greffer à l’industrie florissante du textile.
La gauche a fini par perdre Prato, en raison de ses divisions internes, aussi infantiles que séniles.
Si cette défaite ne fut que provisoire, elle n’en fut pas moins symbolique.
Outre le lieu où elle s’est produite, elle a surtout laissé place libre à une campagne à forts relents xénophobes, aussi tapageuse que velléitaire.
La communauté chinoise était comme invisible.
Mais pour qu’un élément soit invisible, il faut aussi que des personnes, au moins la moitié, ferment les yeux.

Ils travaillent seize heures par jour

Le 2 décembre, interrogé sur le nombre de Chinois qui travaillent (et vivent, en supposant qu’ils en aient le temps) ici, le maire de Prato, Roberto Cenni [Liste civique, centre droit] a donné une réponse vague : “ ‘Officiellement, on en dénombre 16 000.’ En réalité, ils sont entre 20 000 et 40 000. Cela dit, l’édile a un jour laissé entendre qu’ils seraient près de 50 000…”
Cette incertitude à forme d’hyperbole coïncide avec une extraterritorialité croissante.
Pour Enrico Rossi, c’est comme si le tissu de Prato – la ville, ses dortoirs, ses magasins et ses logements – s’était délocalisé sans même changer de place, comme s’il s’était transformé en une Chine à domicile.
Une Chine qui travaille quinze ou seize heures par jour dans le meilleur des cas, qui est payée pour produire des vestes d’une valeur de 19 euros mais qui seront vendues à 100 ou 200 euros aux consommateurs européens du prêt-à-porter.
Ce réseau de production et de distribution, cette grande Rosarno [ville des Pouilles connue pour abriter des saisonniers africains] où le textile se substitue aux tomates et aux oranges, s’affranchit en grande partie des lois et des droits italiens.
Le racket chinois, fait de menaces et d’extorsions, fournit les services nécessaires : un double régime fiscal en somme.
Il y a bien eu quelques actions répressives, mais les méthodes policières, pour être efficaces, conduiraient à l’arrestation de l’ensemble de la population chinoise de Prato. Une folie.

Un secteur fondé sur l’esclavage

La réintégration du travail illégal permettrait en revanche quelques avancées élémentaires, comme un toit et une dignité pour les travailleurs, ainsi qu’une économie qui ne serait plus fondée sur l’esclavage.
Pour cela, l’Etat italien doit intervenir.
Il doit revendiquer l’autorité qui est la sienne sur un territoire aussi précieux et trouver le bon compromis avec l’interlocuteur asiatique : que la criminalité chinoise se limite à frapper ses compatriotes, comme c’est le cas aujourd’hui.
Grâce à la Toscane, les Chinois bénéficient d’un système de santé efficace, avec une protection particulière pour les femmes enceintes.
Mais le vrai changement ne peut s’opérer à l’échelle locale.
Prato se sent oublié par l’Etat italien qui ferme les yeux depuis les années 1960 et 1970, quand la population doubla presque du jour au lendemain.
Le drame d’hier est un petit Lampedusa.
Il a braqué les projecteurs sur la Chine de Prato.
Dommage qu’il s’agisse de la lumière d’un incendie.

Adriano Sofri

courrierinternational

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