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lundi 28 mars 2022

Ukraine : des vérités qui dérangent – Olivier Berruyer


Dans Humanisme 2014/2 (N° 303), pages 5 à 12

1Avec 600 000 kilomètres carrés, l’Ukraine est le plus grand pays d’Europe. Elle n’existe en tant qu’État qu’à partir de 1920, et n’est indépendante que depuis 1991. Il existe en fait quatre Ukraines :

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  • - L’Est de l’Ukraine, industriel, russophone, ayant très longtemps appartenu à la Russie. On compte 30% de russophones en Ukraine ;
  • - Le Centre, ukrainophone, qui a très longtemps appartenu à la Russie ;
  • - L’Ouest, avec la Galicie, ukrainophone, mais ayant appartenu à l’Autriche-Hongrie jusqu’en 1920, puis à la Pologne entre 1920 et 1940 ;
  • - La Crimée, qui n’était pas une région comme les autres, mais une « République autonome », rattachée par le bon plaisir de Khrouchtchev en 1954. Elle comprenait une vaste majorité de Russes, et la base militaire russe de Sébastopol.

3Sur le plan économique, la situation est très difficile. En 1997, le PIB par habitant est tombé à 50% de celui de 1991, et il n’est remonté qu’à 80% de ce niveau… Du coup, le revenu par Ukrainien est toujours huit à dix fois inférieur à celui d’un Français, quatre fois inférieur à celui d’un Russe et de 40 % inférieur à un habitant de Namibie ou d’Irak… Avec un salaire minimal mensuel de cent euros, le salaire d’un Ukrainien est 30% inférieur à celui d’un Chinois !

4Son premier partenaire commercial – près de 50% des échanges – est la Communauté des États indépendants (CEI) (ex-URSS), la part de l’Europe diminuant. Depuis dix ans, l’Ukraine, qui importe 60% de ce qu’elle consomme, accuse un fort déficit commercial.

5Enfin, le pays est frappé depuis l’indépendance par une très forte corruption.

6Sur le plan politique, le Président Ianoukovytch a été démocratiquement élu en 2010, battant l’ancien Premier ministre Tymochenko. L’Est du pays a voté Ianoukovytch (avec des pointes à 90% à la frontière) et l’Ouest Tymochenko (avec aussi des pointes à 90% à la frontière).

7La situation des libertés, quant à elle, était « moyenne », l’Ukraine se situant au niveau de la Turquie ou du Mexique : ce n’était en rien une dictature, et il n’y avait pas de violence des autorités envers la population.

8Ainsi, l’Ukraine est un pays très disparate, fragile, prompt à l’éclatement. Jusqu’en 2010, il avait choisi une politique de non-alignement. La plus grande prudence aurait dû s’imposer face à ce pays – ce qui n’a pas été le cas…


L’enjeu central des accords commerciaux

9L’affaire ukrainienne illustre la question des frontières de l’UE. La vision des libéraux et des socio-démocrates a prévalu : élargir à outrance à l’Est, à la Turquie voire, un jour, au Maghreb.

10L’Ukraine avait choisi d’intégrer la zone de libre-échange de la CEI, qui est en train d’évoluer vers une Union douanière sur le modèle de la CEE. Mais les oligarques ukrainiens ont utilisé leur influence pour inciter Ianoukovytch à pencher plutôt pour un accord d’association avec l’UE.

11L’oligarque Petro Porochenko a joué un rôle majeur. Septième fortune d’Ukraine, il a été nommé ministre du commerce et a monté le projet d’accord d’association avec l’UE, qui comprend un accord de libre-échange UE-Ukraine, qualifié « du plus ambitieux accord bilatéral » jamais signé par l’UE, aboutissant à une baisse de 99% des droits de douane.

12Passons sur l’absurdité de la chose, tant pour l’économie ukrainienne que pour les travailleurs européens, mis en concurrence avec des salariés à cent euros par mois – cela nous prépare de nouvelles tirades sur la perte de compétitivité de nos pays et l’urgence de nous « réformer ». Mais, le 25 février 2013, José Manuel Barroso indiqua qu’« un pays ne peut à la fois être membre d’une union douanière et dans une zone avancée de libre-échange avec l’UE ». L’UE commettait donc l’erreur tragique de demander à l’Ukraine de choisir son camp…

13Fin 2013, l’économie ukrainienne se détériorant, Ianoukovytch demanda une assistance de vingt milliards d’euros par an ; mais l’UE ne lui accorda que six cents millions d’euros. François Hollande déclara alors : « Nous ne pouvons pas payer l’Ukraine pour qu’elle rejoigne l’accord d’association. Non, nous ne paierons pas[1][1]http://tinyurl.com/ukgo-1 ». Par ailleurs, le FMI conditionnait le versement d’un prêt à l’Ukraine non seulement à une nette diminution des dépenses sociales, en particulier en ce qui concerne le subventionnement du prix du gaz, mais aussi à une privatisation d’entreprises publiques.

14Le 21 novembre, Ianoukovytch indiqua qu’il différait la signature et qu’il souhaitait un accord trilatéral incluant la Russie. Proposition sensée, mais brutalement rejetée par Barroso : « Quand nous signons un accord bilatéral, nous n’avons pas besoin d’un traité trilatéral. » Réplique de Vladimir Poutine : « Un accord de libre-échange Ukraine-UE représenterait une grande menace pour nous. [Cela] déboucherait sur une hausse du chômage en Russie. […] Devons-nous étrangler des pans entiers de notre économie pour que l’Europe nous apprécie ?[2][2]http://tinyurl.com/ukgo-2 ».

15L’hubris européenne est inquiétante, dans sa façon de ne pas tenir compte des intérêts des autres parties. C’est comme si l’Espagne négociait un accord de libre circulation des personnes avec l’Algérie, que la France s’inquiétait, ayant elle-même une frontière avec l’Espagne et Schengen, et que l’Algérie critiquait alors la France en expliquant qu’un pays tiers n’a pas à s’ingérer dans un accord bilatéral algéroespagnol ! La Russie acceptant d’injecter vingt milliards d’euros par an en Ukraine, Ianoukovytch signa un accord avec son voisin oriental le 17 décembre 2013.

16L’histoire aurait pu s’arrêter là, pour le mieux de l’Ukraine : Crimée conservée, faillite évitée, avantages sociaux des Ukrainiens préservés, risque de dislocation du pays évité… Et pour l’UE : pas de concurrence de salariés à cent euros par mois, pas de soutien financier à apporter…

17Mais c’était compter sans l’UE et les USA, qui ont mis de l’huile sur le feu EuroMaidan – mouvement financé en partie par… Petro Porochenko !


Le nationalisme néonazi ukrainien

18L’Ukraine a été un des cœurs de la Shoah : environ 1,5 million de Juifs ukrainiens ont été exterminés par les nazis et leurs supplétifs locaux, la plupart étant des nationalistes de Galicie, antisémites violents, même s’ils considéraient que les ennemis principaux était les Russes et les Polonais. Selon leur organisation OUN, dirigée par Stepan Bandera, « les Moscovites, les Polonais et les Juifs nous sont hostiles et doivent être exterminés dans cette lutte, et en particulier ceux qui résisteraient à notre régime ». Et l’éphémère chef OUN de l’État ukrainien de préciser : « Je soutiens donc la destruction des Juifs et la pertinence de l’apport des méthodes allemandes d’extermination des Juifs en Ukraine, plutôt que de tenter de les assimiler. » Des milliers de nationalistes rejoignirent l’armée populaire UPA, qui se livra à d’effroyables massacres de dizaines de milliers de personnes, ou la Division SS Galicie.

19Dès le retour à l’indépendance en 1991, ces tentations nationalistes revirent le jour en Galicie. Cette même année, Oleg Tiagnybok créa dans la capitale de la Galicie, Lviv, le Parti national social d’Ukraine, avec l’emblème de la division SS Das Reich. « L’intellectuel » du parti, spécialiste de la prise du pouvoir par les nazis et les fascistes, fonda un Centre de recherches politiques Joseph Goebbels. En 2004, pour plus de respectabilité, ils renommèrent le parti Svoboda – « Liberté », tout un programme…

20Aujourd’hui encore ils vénèrent l’OUN-UPA et réalisent des clips à la gloire des Waffen SS [3][3]http://tinyurl.com/ukgo-3 et vont même jusqu’à les ré-inhumer avec les honneurs militaires, habillés en SS, avec l’aide de l’Église et des autorités [4][4]http://tinyurl.com/ukgo-4 – y compris le député local de Svoboda.

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21Oleg Tiagnybok dénonça dans une lettre ouverte en 2005 les « activités criminelles de la juiverie » de son pays [5][5]http://tinyurl.com/ukgo-5.. Il figure ainsi en 2012 dans le Top 10 des antisémites mondiaux du centre Simon Wiesenthal [6][6]http://tinyurl.com/ukgo-7., pour ses propos visant à « purger l’Ukraine des 400 000 Juifs et autres minorités qui s’y trouvent » et dénonçant la « mafia Judéo-Moscovite ».

22Svoboda a prospéré, s’alliant avec la droite ukrainienne de Tymochenko, dénoncée du coup par les organisations juives en 2012 [7][7]http://tinyurl.com/ukgo-8.. Ce parti atteint ainsi 10% des voix aux législatives de 2012 - mais 30% des voix en Galicie et 1% dans l’Est. Le Congrès Juif Mondial alerta les gouvernements en 2013 sur ce parti « néo-nazi [8][8]http://tinyurl.com/ukgo-9. » et 25% des députés de la Knesset ont pris la plume pour alerter le Parlement européen. En vain… [9][9]http://tinyurl.com/ukgo-10.


EuroMaidan

23Le mouvement EuroMaidan a démarré avec mille manifestants pacifiques à Kiev, le 21 novembre 2013, protestant contre le refus de Ianoukovytch de signer l’accord avec l’UE. Pourtant, un sondage montrait que 48% des Ukrainien soutenaient la décision du Président de ne pas signer l’accord à ce stade, 35% la désapprouvant [10][10]http://tinyurl.com/ukgo-11..

24Le mouvement a alors gonflé, atteignant 500 000 manifestants le 1er décembre – la majorité des manifestants venaient de l’Ouest. On voit dans cette vidéo édifiante des milliers d’étudiants scandant à Lviv des slogans : « Pour l’UE », « Mort aux ennemis » et « Les sales russophones à la potence[11][11]http://tinyurl.com/ukgo-12. »…

25Les Américains mirent de l’huile sur le feu. Ainsi, le 5 décembre, la secrétaire d’État américaine aux Affaires européennes, Victoria Nuland a appelé le « gouvernement ukrainien à écouter la voix de son peuple. » Pourtant, les sondages (fiables) montraient que les manifestants de Maidan n’ont jamais recueilli 50% de soutien dans la population… Nuland est alors allée soutenir les manifestants. Une conversation volée [12][12]http://tinyurl.com/ukgo-13. l’a même montrée en train de choisir les membres du futur gouvernement, avant de lâcher un éloquent « Fuck the EU » (« L’Europe puissance », qu’ils disaient…).

26Maïdan comprenait trois branches politiques : le parti de droite dure « Patrie » de Tymochenko (dont le modèle est Margaret Thatcher), le parti libéral Udar du boxeur Vitali Klitschko (soutenu par Merkel) et… Svoboda. Mouvement pas très gauchiste, donc… Oleg Tiagnybok rencontra même le Gotha mondial : Nuland, Ashton, Mc Cain et… Fabius.

27Si la majorité des manifestants étaient de fervents démocrates, une minorité active de nationalistes néo-nazis a infiltré le mouvement, devenant son bras armé, les milliers de fascistes affrontant régulièrement les forces de l’ordre.

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28Le 18 février, les nationalistes ont ouvert le feu sur les policiers : dix de ces derniers sont tués. Dès lors le Gouvernement autorisa le tir à balles réelles en situation de légitime défense. Les événements basculèrent dans le sang le 20 février : on releva plus de cent morts.

29Les décès imputables directement à la police sont d’une dizaine, la plupart ont été tués par des snipers. Cinq cents policiers ont été hospitalisés, dont 150 pour des blessures par balle, près de trente sont morts.

30Le 21 février, un accord fut signé entre Ianoukovytch et les trois représentants de l’opposition, prévoyant une présidentielle anticipée en mai. À ce stade, Maidan avait gagné. Mais les manifestants refusèrent l’accord, et la pression augmenta. Ianoukovytch quitta Kiev, craignant pour sa vie ; le Parlement le destitua (sans respecter la Constitution), et… signa le jour même une amnistie pour tous les manifestants et snipers.

31Une conversation interceptée de Catherine Ashton a montré que les snipers tuaient à la fois des manifestants et des policiers, et qu’ils venaient probablement du côté des manifestants [13][13]http://tinyurl.com/ukgo-14.… Aucune enquête internationale indépendante ne sera cependant diligentée, bien que Ianoukovytch l’ait demandée [14][14]http://tinyurl.com/ukgo-15..

32Un gouvernement est alors formé, comprenant un tiers de libéraux, aux finances et aux affaires étrangères (la plupart venant de Lviv) et un tiers de néonazis (Svoboda et autres groupuscules), dont les postes de vice Premier ministre, de ministres de la défense, de l’éducation, de l’agriculture, et de « l’épuration » (sic.). Le cofondateur de Svoboda, Andriy Parubiy, dirige désormais le très important Conseil national de sécurité et de défense, et son parti a récupéré le rôle de Procureur de Kiev… Bref, un coup d’État a eu lieu en Ukraine, qui a renversé le président légitimement élu (et ce dernier était encore largement en tête dans les sondages avec 25% des voix).

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Les réactions occidentales et la propagande

33L’Occident a immédiatement reconnu la légitimité de ce gouvernement, censé durer jusqu’à la présidentielle du 25 mai (dont le favori est désormais… Petro Porochenko !).

34Laurent Fabius a même déclaré à la radio : « Le parti Svoboda est un parti plus à droite que les autres, mais l’extrême droite n’est pas au sein du gouvernement[15][15]http://tinyurl.com/ukgo-16.. »

35Loin de se contenter d’expédier les affaires courantes, les autorités ont voté une loi retirant au russe son statut de langue régionale et, le 6 mars, Van Rompuy poursuivait l’hubris européiste, indiquant que l’Ukraine signerait une partie de l’accord d’association avec l’UE avant les élections [16][16]http://tinyurl.com/ukgo-17. (ce qui a été fait le 21 mars) – ce qui a mis le feu aux poudres avec la Russie. Cela alors que, fin février, Kissinger, Védrine, Carrère d’Encausse avaient sonné l’alerte en recommandant le maintien d’un statut neutre à l’Ukraine…

36La Crimée a alors organisé un référendum d’autodétermination, largement remporté par les partisans d’un retour en Russie. Des points sont discutables, mais nullement le résultat – les foules en liesse en Crimée étaient éloquentes. Et ce sont bien les seuls Ukrainiens qui ont voté à ce jour…

37Des sanctions contre la Russie ont alors été décidées, entraînant une montée de la tension et de forts risques géopolitiques, notamment en poussant la Russie vers la Chine.

38L’Occident a alors tenu un incroyable double langage, surtout après son implication au Kosovo ou au Soudan du Sud. John Kerry osa déclarer : « On ne peut pas envahir un pays sous un prétexte bidon[17][17]http://tinyurl.com/ukgo-18.. », déplorant même le viol du droit international, alors que la Charte des Nations-Unies est fondée sur le « principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », et que la Cour de Justice Internationale a indiqué en 2010 « que le droit international général ne comporte aucune interdiction applicable des déclarations d’indépendance[18][18]http://tinyurl.com/ukgo-19. ».

39Peut-être l’Occident voudrait-il s’inspirer de l’exemple soviétique de 1968, où les chars sont allés empêcher le peuple tchécoslovaque de modifier les frontières du rideau de fer… Et faire cesser cette joie en Crimée – où d’ailleurs 80% des militaires ukrainiens ont refusé l’ordre de rentrer au pays et ont choisi de s’engager dans l’armée russe [19][19]http://tinyurl.com/ukgo-20.. Et encore, c’était avant que le gouvernement ne baisse les retraites (qui étaient déjà de quatre-vingt-six euros par mois), à la demande du FMI, et n’augmente le prix du gaz de 50%…

40On se demande donc la raison de tant de hargne – le sujet n’est pas simple, mais en quoi cela nous gêne-t-il que la Crimée russe retrouve la Russie, qu’elle n’ait pas envie de rester dans un pays où la haine de bandes néo-nazies envers eux augmente.

41La propagande anti-russe dans nos médias a frisé le délire anti-soviétique. La Russie n’est certes pas un paradis des libertés dans l’absolu, mais ne l’est-elle pas par rapport à ce qui se passe chez nos « amis » d’Arabie Saoudite, du Qatar ou de Chine ?

42Peut-être en veut-on à Poutine de défendre les intérêts de la Russie plutôt que les nôtres ?

43D’ailleurs, sous Poutine, le niveau de vie russe a doublé et la pauvreté a été divisée par deux. Tout ceci expliquant sans doute sa cote de popularité de 80% [20][20]http://tinyurl.com/ukgo-21..

44Mais, finalement, ce qui fait tant peur à l’UE, n’est-ce pas ce président irresponsable qui incite les peuples à voter et respecte leur vote ? C’est très dangereux : avec une telle attitude, plus de traité d’austérité, plus de traité de Lisbonne, plus de politique « deux poids, deux mesures », plus de traité de libre-échange avec l’Ukraine, plus de Van Rompuy Président, plus d’Angleterre en Europe…

45On risque même de voir poindre une Europe indépendante démocratique et sociale, à savoir la fin des États-Soumis d’Europe…

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