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vendredi 22 mars 2024

Sabotage des gazoducs Nord Stream : l'ambassadeur d’Ukraine à Londres soupçonné d’être impliqué dans l’explosion


 

 L’explosion du gazoduc Nord Stream, le 26 septembre 2022 aurait été commandité par l’ex-chef de l’état-major ukrainien. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

Article rédigé par Philippe Reltien,
 Publié
 
Fin 2023, un commandant des forces spéciales ukrainiennes, Roman Tchervinski, était cité comme responsable de l’explosion du gazoduc Nord Stream.
 
 Mais la piste de l’ex-chef de l’état-major ukrainien, Valeri Zaloujny, nommé ambassadeur d’Ukraine à Londres, semble aujourd’hui plus vraisemblable.

Christiansoe est une petite île de 22 hectares située en mer Baltique, à mi-chemin entre la Pologne et la Suède. C’est une réserve d’oiseaux migrateurs, sur laquelle vivent moins de 100 habitants. Un endroit qui d’habitude n’attire pas l’attention, sinon de quelques rares touristes. Et pourtant, en 2022, alors que l’été touche à sa fin, l’Otan y conduit des manœuvres militaires. Un navire scientifique russe croise dans le secteur, tandis que des avions de surveillance suédois survolent la zone. Sans doute parce qu’au large de ce petit bout de terre reposent sur les fonds marins plusieurs tuyaux d’une importance vitale : les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 qui acheminent le gaz russe vers l’Allemagne.


Un mystérieux voilier

La zone est d’autant plus sensible qu’avant l’été 2022, la CIA a reçu une information émanant d’un service de renseignement néerlandais en contact avec une source à Kiev. L’agence américaine est informée qu’une équipe de plongeurs munie d’un véhicule sous-marin a prévu de faire sauter le gazoduc Nord Stream 1 durant le mois de juin. En fait, ce sont quatre explosions qui se produiront. Mais plus tard, le 26 septembre 2022, et sur les deux gazoducs : Nord Stream 1 et 2.

Trois enquêtes seront ouvertes : en Allemagne, en Suède et au Danemark. Et les soupçons vont rapidement se porter sur un voilier baptisé L’Andromeda, qui a été aperçu dans la zone peu avant les explosions. Plusieurs éléments semblent le désigner. D’abord l’incohérence de son parcours. Le bateau a navigué une première fois dans la zone, avant d'opérer un demi-tour pour effectuer une escale en Pologne, puis il est revenu au large de Christiansoe.

 

 

Les enquêteurs remontent la piste d’une équipe de six personnes qui a navigué à proximité de l’île Christiansoe sur un voilier peu avant l’explosion. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE) 

À bord, se trouvait un équipage de six personnes, cinq hommes et une femme, qui avaient embarqué dans le port allemand de Rostock. Lorsqu’ils sont revenus à quai, ils ont étrangement accosté de nuit, sans récupérer leur caution, alors que la location leur était facturée 3 000 euros la semaine. Des analyses effectuées par la police scientifique montreront plus tard qu’il y avait à bord des traces de HMX, un puissant explosif.


La piste ukrainienne

Plusieurs indices vont ensuite mettre les enquêteurs sur la piste de l’Ukraine. D’abord, les portables et les téléphones satellites de certains membres de l’équipage vont "borner" dans ce pays. Ensuite, la location du voilier a été réglée par un Ukrainien, Rustem Abibulayev. Cet homme d’affaires possède plusieurs entreprises en Ukraine, dont une exploitation porcine. Et même si son nom n’apparaît pas dans les organigrammes, il est aussi à la tête de trois sociétés polonaises qui, selon toute vraisemblance, lui permettent de réaliser de discrètes transactions à l’étranger. C’est l’une de ces sociétés, Feeria Lwowa, qui a loué L’Andromeda.

 

 Le voilier Andromeda qui aurait servi au commando à saboter le Nord Stream 1 et 2 a été passé au peigne fin par les enquêteurs. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

 Le voilier Andromeda qui aurait servi au commando à saboter le Nord Stream 1 et 2 a été passé au peigne fin par les enquêteurs. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

Morgane Fert-Malka, du site spécialisé dans le renseignement Intelligence Online, a tenté d’interroger Rustem Abibulayev. Mais lorsqu’elle se présente avec une autre consœur devant sa résidence de la banlieue de Kiev, les choses dégénèrent. "On entend un bruit de moteur derrière nous. Rustem Abibulayev sort de sa BMW x3, raconte-t-elle. Il se jette sur moi, me prend le téléphone des mains et commence à le piétiner. Il demande à ma collègue d'ouvrir son sac pour voir s'il n'y avait pas un enregistreur. On refuse. Je fais la courte échelle à ma collègue qui grimpe par-dessus une barrière en tôle coupante. Poussée par l’adrénaline, je me hisse à mon tour en m'ouvrant la main droite au passage."

L’incident en restera là, mais la piste ukrainienne se précise d’autant plus que l’équipage de L’Andromeda disposait de faux passeports bulgares et roumains. Or, "c'est le service de Kirilo Boudanov (le chef des services secrets ukrainiens) qui a procuré les faux passeports utilisés par l'équipage, affirme la journaliste. Ils ont été achetés auprès d'autorités criminelles de Roumanie et de Bulgarie pour des sommes allant de 20 à 30 000 euros par document."


Tchervinski, un bouc émissaire ?

À l’automne 2023, nos confrères du Washington Post et du journal allemand Der Spiegel font clairement état de la thèse d’un sabotage ukrainien, désignant même un commanditaire de l’opération : Roman Tchervinski, un haut gradé du commandement des opérations spéciales, qui s’est fait un nom en s’engageant contre les Russes au Donbass et pour avoir tenté de capturer des mercenaires de Wagner. "Ce que nous comprenons de ce que nous disent nos sources, explique Shane Harris du Washington Post, c'est que Roman Tchervinski était le coordinateur de l'opération Nord Stream. Il s'est occupé de sa logistique. C'était une sorte de manager plutôt qu'un acteur de l'explosion elle-même."

 

 L’enquête des journalistes du Washington Post et du Spiegel indique que Roman Tchervinski aurait supervisé l’opération de sabotage, mais sans y participer. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

 L’enquête des journalistes du Washington Post et du Spiegel indique que Roman Tchervinski aurait supervisé l’opération de sabotage, mais sans y participer. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

Mais pour Morgane Fert-Malka, membre d’un collectif de journalistes d’investigation européens créé pour enquêter sur cette affaire, cette thèse ne tiendrait pas. Car Roman Tchervinski est aussi un homme qui a provoqué une catastrophe peu avant le sabotage du gazoduc. Il a organisé un projet de défection d’un pilote russe qui devait livrer son avion aux Ukrainiens. Or, non seulement le pilote n’est jamais arrivé, mais l’aérodrome Kanatova qui était censé l’accueillir a été détruit par un bombardement. L’opération se soldera par un mort et 17 blessés.

"Roman Tchervinski avait conduit l'opération catastrophique du pilote russe quelques semaines seulement avant Nord Stream 2, relève Morgane Fert-Malka. Alors que la planification de l'opération Nord Stream 2 battait son plein, on l’aurait confiée à quelqu'un qui vient de causer une catastrophe et qui, quelques mois plus tard, sera déféré à cause de cela devant un tribunal militaire ?" La thèse d’un Roman Tchervinski organisant le sabotage de Nord Stream lui semble d’autant moins plausible que l’homme est un proche de l’ancien président Petro Porochenko, et qu’il a pris publiquement des positions anti-Zelensky. "Jeter Tchervinski sous le bus, c'est une manière de brouiller les pistes", affirme-t-elle. Précisons qu’après le fiasco de l’opération de défection du pilote russe, Roman Tchervinski a été placé en détention provisoire. Il est aujourd’hui poursuivi par la justice ukrainienne pour abus de pouvoir dans le cadre de cette affaire.


Valeri Zaloujny en arrière-plan

La piste privilégiée désormais est donc plutôt celle d’un homme clé du régime : Valeri Zaloujny, l’ex-chef d’état-major de l’armée ukrainienne. Une figure très populaire qui a été limogée le 8 février 2024 par le président Zelensky et remplacé par Oleksandr Syrsky. Au moment des explosions, il dirigeait les forces spéciales. C’est un homme qui avait à la fois l’oreille de Volodymyr Zelensky (même si leurs relations se sont dégradées par la suite) et de puissants soutiens outre-Atlantique. "Valeri Zaloujny a été formé aux États-Unis. Il a énormément de contacts avec les Américains", relève Romain Gubert, spécialiste du renseignement au Point.

 

 Valeri Zaloujny, ex-chef d'état-major de l’armée ukrainienne, pourrait être le commanditaire du sabotage du Nord Stream. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

Valeri Zaloujny, ex-chef d'état-major de l’armée ukrainienne, pourrait être le commanditaire du sabotage du Nord Stream. Illustration. (NICOLAS DEWIT / RADIOFRANCE)

Les Britanniques eux aussi l’apprécient. Ils l’avaient repéré dès sa sortie de l’académie militaire. En juin 2014, Valeri Zaloujny, alors colonel et jeune major de sa promotion à l’université nationale de la défense ukrainienne, se voit remettre l’épée de la reine du Commonwealth par l’ambassadeur de Grande-Bretagne en Ukraine. Depuis, les relations se sont renforcées entre les forces spéciales des deux pays. Après l’invasion de la Crimée, Boris Johnson, alors Premier ministre, souhaite que les commandos ukrainiens soient formés par des Britanniques. Ils utilisent d’ailleurs les mêmes équipements que les nageurs de combat du SBS, le Special Boat Service britannique. Après avoir été écarté de l’état-major en février dernier, Valeri Zaloujny a été nommé ambassadeur d’Ukraine au Royaume-Uni le 7 mars 2024. Un rôle clé pour Kiev dans sa guerre contre la Russie. Selon la source néerlandaise qui a alerté la CIA de l’imminence d’un sabotage, les plongeurs soupçonnés d’avoir saboté le gazoduc prenaient leurs ordres auprès de lui. L’intéressé, tout comme le président Zelensky, ont toujours démenti toute implication de leur pays dans le sabotage. Mais "les spécialistes du renseignement à qui j'ai parlé sont d'accord, explique Shane Harris du Washington Post. Selon eux, ce n'est pas le président Zelensky qui a autorisé ou ordonné cette opération. Mais ça ne veut pas dire qu'elle n'a pas été conduite par des militaires. C’est une opération menée sans instruction explicite du président, ce qui lui permet de nier qu'il a joué un rôle là-dedans."


Un message aux Européens ?

Le sabotage du Nord Stream présenterait donc des similitudes avec l’affaire du Rainbow Warrior, le bateau de Greenpeace coulé par une explosion des services français en Nouvelle-Zélande, qui avait fait un mort en juillet 1985. À la différence que dans l’affaire Nord Stream, il n’y a pas eu de victimes, et d’autres pays alliés étaient, selon toute vraisemblance, informés de ce qui allait se passer. Le fait que Washington n’ait jamais accusé les Russes du sabotage, alors qu’il s’agissait de l’hypothèse la plus vraisemblable et que la Pologne, comme beaucoup d’autres pays, dénonçait Moscou, renforce cette thèse.

"Une de mes sources m'a dit que le pays qui avait le plus intérêt à détruire ce gazoduc, c'est l'Ukraine, confie le journaliste américain Shane Harris. L'Ukraine avait un intérêt à détruire une infrastructure qui était utile à la Russie." Ce que confirme Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste de la géopolitique du gaz. Selon lui, "la Russie avait une position extraordinaire avec ses gazoducs. Elle inondait le marché européen du gaz et en fixait les prix. Sans ces tuyaux, elle n'a plus la capacité de le faire". Le sabotage de Nord Stream ne serait donc qu’une des multiples formes prises par la guerre en Ukraine. Un prolongement de sa résistance sur un autre territoire. Une façon aussi de dire aux Européens, et aux Allemands en particulier, qu’ils devaient cesser d’être dépendants des Russes pour leur approvisionnement en énergie. Afin d’être plus libres de soutenir un pays qui, et en dépit de sa possible implication dans le sabotage, demeure une victime dans la guerre que lui mène la Russie.

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