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dimanche 17 novembre 2019

Gilets jaunes : mutilées par des grenades ou des tirs de LBD, ces «gueules cassées» racontent

 
 
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Fiorina, Alexandre et Antonio ont vu leur vie basculer en un instant quand ils ont été amputés ou gravement blessés par des tirs des forces de l’ordre lors des manifestations des Gilets jaunes.
 
Un an après le début du mouvement des Gilets jaunes, deux policiers seront bientôt jugés au tribunal correctionnel de Paris pour des violences commises lors des manifestations.

Il s'agit de deux procès distincts, et le début d'une série qui pourrait être longue.
Sur 212 enquêtes confiées par le procureur de la République de Paris à l'IGPN, la police des polices, 146 ont été clôturées, a indiqué le parquet de Paris.
Parmi elles, 18 informations judiciaires sont à l'instruction : deux concernent nos témoins, Alexandre Frey et Fiorina Lignier, qui ont chacun perdu un œil.
72 procédures, enfin, sont toujours en cours d'analyse au parquet de Paris, qui doit décider des suites à donner.
C'est le cas d'Antonio Barbetta, blessé au pied par un éclat de grenade qui témoigne aujourd'hui. 54 autres procédures ont été classées sans suite, majoritairement parce que les faits étaient insuffisamment caractérisés, ou faute d'avoir pu identifier l'auteur.
A l'occasion du premier anniversaire du mouvement des Gilets jaunes, nous avons recueilli les témoignages d'Alexandre Frey, d'Antonio Barbetta et de Fiorina Lignier, tous trois blessés par les forces de l'ordre lors des premières manifestations à Paris.
 

«La balle de LBD m'a explosé l'œil, la rétine, le nez…»
 
Alexandre, 38 ans
 
LP/Arnaud Dumontier
LP/Arnaud Dumontier  
Alexandre Frey nous a donné rendez-vous dans un bar en face de l'église de Breteuil, au nord de l'Oise.
Dans cette ville d'à peine 5 000 habitants, il est chez lui.
Le nom de son arrière-grand-père est gravé sur le monument aux morts.
Tout autour, des champs de pommes de terre, de betteraves à sucre et quelques usines qui font vivre les gens d'ici, dont Cornilleau, le leader mondial des tables de ping-pong.
Alexandre, 38 ans, raconte inlassablement cette journée du 8 décembre 2018.
Comme pour y croire vraiment.

« C'était l'acte IV, témoigne cet intermittent du spectacle. Les Gilets jaunes, ça parlait de la vie chère, ça me plaisait. Il y avait un côté révolutionnaire ». Et dans cette région, la mayonnaise prend vite. « Ici, il n'y a pas de radar », sourit Alexandre.

Le blessé parvient à l'hôpital Rothschild vers 18 heures.
« Je suis opéré dans la foulée, 60 ou 80 points de suture je ne sais plus, six heures de bloc. Le chirurgien ne me laisse aucun espoir : vous avez perdu votre œil… Et puis il faut expliquer aux enfants. J'ai dit à mon aîné de 11 ans que son papa était le pirate des Caraïbes, c'était bouleversant pour ce petit bout de chou qui voyait son père à la télé. »
Un an après la rééducation, les prothèses qui s'enchaînent, les reconstructions, le réapprentissage de la parole avec une mâchoire qui ne répond plus vraiment, l'addiction à la morphine antidouleur, il a toujours du mal à croire à ce qui lui arrive : « Je suis désemparé, j'aurais pu perdre mon œil au Mali, mais pas à deux pas des Champs-Elysées… J'ai perdu un œil mais aussi l'estime de moi, c'est un peu comme si j'étais né un 8 décembre. Le matin, je me lève et je pense au mec qui m'a tiré dessus. »
Aimerait-il le rencontrer ?
 « Oui, j'aimerais lui parler, il a quand même foutu ma vie en l'air. Je n'ai pas d'esprit de vengeance mais j'estime qu'il n'a plus rien à faire dans les forces de l'ordre. Il était équipé, armé, formé. Moi, je n'avais rien, je n'ai tapé personne, je n'ai pas cassé de vitrine. Et maintenant, je suis comme un mutilé de guerre ».
De l'enquête IGPN, il retient qu'une équipe de cinq CRS a été isolée pour son tir de LBD.
« Il y a forcément le tireur parmi eux » note Alexandre qui attend d'être reconnu comme victime de violence policière, aidé par son avocat, Me Yassine Bouzrou.
« C'est mon combat maintenant, qu'ils ne tirent plus sur leur peuple, que les LBD soient interdits ».
 

«Gilet jaune, ça ne me correspond plus»
 
Antonio, 41 ans, blessé au pied par une grenade lacrymogène

LP/Olivier Arandel

LP/Olivier Arandel  
 
Son chat tigré est plus rapide que lui pour arriver au portail.
Antonio Barbetta, 41 ans, silhouette longiligne, arrive en jean baskets mais sans jamais poser son talon droit au sol.
« Un morceau de grenade a traversé mon pied, on m'a dit que je boiterai à vie, mais finalement, par rapport à ceux qui ont perdu une main ou un œil, j'ai de la chance », relativise ce Gilet jaune de la première heure, à qui chaque pas rappelle ce 24 novembre 2018, sur les Champs-Elysées.
Il n'ira pas à Paris ce samedi.
« Je ne suis plus Gilet jaune, ça ne me correspond plus », lance celui qui était pourtant en première ligne de la marche des blessés à Paris pour l'acte 12.
 « Trop de clans, un climat malsain », résume ce père de deux enfants, qui a conservé des enregistrements d'appels anonymes malveillants.
 
VIDÉO. Un an après leurs blessures, des Gilets jaunes racontent
Il y a un an, ce mouvement était pourtant pour lui une évidence.
« Ça partait du peuple, c'était spontané, mis à part la casse, que je condamne, c'était beau… Moi, ça fait des décennies que je galère », explique ce quadra.
« J'ai toujours trimé depuis que j'ai 18 ans, mais le 10 du mois, c'est toujours pareil, on n'y arrive pas, même sans sortir… Marre de survivre au lieu de vivre. Macron a mon âge mais vraiment pas la même vie ! » lâche, dans un éclat de rire, cet homme qui n'a jamais voté.
Dans l'Oise, sans voiture, pas d'emploi.
Il achète une voiture de 19 ans, qui affiche 240 000 km.
Il la paie 2 500 €, à crédit, et rembourse toujours.
Alors forcément, lorsque le prix du carburant grimpe, le ras-le-bol explose.
« Le 24 novembre 2018, les CRS bloquaient l'accès à l'Elysée, il y avait des charges de ouf, ça brûlait de partout… Moi, je filmais au téléphone lorsqu'un objet gris a explosé au sol. Avec l'adrénaline, j'ai continué à suivre les autres, jusqu'à ce qu'on me dise Monsieur, vous pissez le sang. Des morceaux de fer transperçaient mon pied… Pour moi, c'est game over ! »
« A Bichat, on m'a dit que c'était une blessure de guerre », enchaîne-t-il, apprenant que « l'objet gris » serait une « GLI F4 », grenade lacrymogène contenant une vingtaine de grammes de TNT dont il ignorait jusqu'alors l'existence.
Il a subi deux opérations, on lui a posé une plaque de titane dans le pied.
Malgré cela, il abrège son arrêt maladie. « Avec 634 € d'indemnités journalières et 600 € de loyer par mois, c'était vite vu.
Il fallait que je bouffe, que je paye l'électricité, alors j'ai serré les dents », explique Antonio. Aujourd'hui, il est devenu menuisier. « J'installe des escaliers en bois, parfois je porte des blocs de 100 kg sur plusieurs étages. »
Aller de l'avant, il n'a pas le choix.
Mais l'amertume est là.
« En France, manifester est un droit et on peut repartir mutilé, c'est flippant ! » lance cet homme qui attend toujours des nouvelles sur son enquête depuis que l'IGPN l'a entendu, il y a près d'un an.
Le parquet de Paris indique qu'elle est terminée et doit décider des suites à donner.
En attendant, aucune indemnisation n'est envisageable.
Ses avocats, Mes Kempf et Alimi, ont voulu saisir le doyen des juges d'instruction pour ouvrir une information judiciaire.
« Mais on lui demandait 400 € de consignation », déplore Me Kempf.
« Ma situation financière est pire aujourd'hui, j'ai quatre loyers de retard », rappelle Antonio. Son rêve? Acheter une maison, « pour laisser quelque chose à mes enfants ».
 
«Le 8 décembre, je reviendrai là où j'ai perdu mon œil»

Fiorina, 21 ans, blessée par un tir de grenade

LP/Olivier Arandel

LP/Olivier Arandel  
Elle est un symbole malgré elle. Fiorina, 21 ans, étudiante en philo à la fac d'Amiens (Somme) qui vient de sortir un livre (« Tir à vue : la répression selon Macron », Ed. Via Romana) a fait le tour des télévisions du monde entier le 8 décembre 2018 quand elle gisait à terre sur les Champs-Elysées le visage en sang, alors qu'à côté le Drugstore Publicis menaçait de flamber.
« Un tir de grenade m'a touché en plein visage », raconte la jeune femme qui en mai dernier figurait sur une liste identitaire avec Renaud Camus aux européennes.
« J'ai ressenti comme une décharge dans tout le corps, j'avalais mon sang. J'entendais les gens hurler, c'est la panique, je me vois mourir. »
Pour elle et son compagnon, c'était leur première manifestation.
« Je voyais tous ces Gilets jaunes sur les ronds-points, je me disais que c'était le moment de participer. Si on pouvait faire basculer Macron, c'était maintenant. Pas la République, j'y tiens, mais Macron. »
Arrivée à l'hôpital Cochin, elle demande aux chirurgiens si elle reverra un jour de son œil blessé. « Non, jamais m'ont-ils répondu. On vit ça comme un deuil, la colère se mélange à la tristesse. Quand je voyais mes frères baisser les yeux, ma mère pleurer, c'était affreux. »
La vie de Fiorina, depuis un an, est confinée dans son petit appartement, en dehors des opérations. « J'en ai eu quatre, restructuration de la face, sept plaques dans le visage, une grille en titane pour tenir l'œil… Je porte des lunettes noires tout le temps, je suis incapable de me laver seule, de faire à manger… »
Elle a bien essayé de retourner à l'université, « mais c'est impossible, je ne tiens pas physiquement » même si elle rêve de « retrouver une vie normale ».
Et puis il y a la morphine contre la douleur.
« Je ne veux pas être dépendante. Quelquefois, j'essaie de m'en passer pendant plusieurs jours, mais c'est dur ».
Son dossier a été transmis à la justice après l'enquête IGPN et une information judiciaire ouverte.
Son procès, ou plutôt celui du tireur, elle l'attend avec impatience, même si elle sait que « cela pourra prendre des années ».
Ce samedi, elle ne sera pas à Paris.
 « Mais le 8 décembre, je reviendrai là où j'ai perdu mon œil. C'est une démarche personnelle. »

leparisien

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