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lundi 3 juin 2019

À l'automne 1944, Français et troupes américaines au bord de l'affrontement

 

Fin juillet 1944, les Normands saluent le passage d'un convoi de la 4e DB americaine qui vient de liberer Granville.

Fin juillet 1944, les Normands saluent le passage d'un convoi de la 4e DB américaine qui vient de libérer Granville.
© usis / leemage / AFP
 

Modifié le - Publié le | Le Point.fr

Trois mois après le jour J, les Normands n'en peuvent plus des exactions des soldats qui les ont libérés. Retour sur un épisode méconnu.
 
 « Des scènes de sauvagerie et de bestialité désolent nos campagnes. On pille, on viole, on assassine, toute sécurité a disparu aussi bien à domicile que par nos chemins. C'est une véritable terreur qui sème l'épouvante. L'exaspération des populations est à son comble. »

Le 17 octobre 1944, quatre mois et demi après le Débarquement en Normandie, La Presse cherbourgeoise, quotidien local de Cherbourg, publie cette mise en garde sous le titre « Très sérieux avertissement ».
À l'automne 44, ceux qui pillent, violent et assassinent sont les Américains : le journal accuse les libérateurs de se comporter en soudards dans un pays conquis.
Comment un tel paradoxe deux mois après la fin des combats en Normandie ?
Une fois libérés, la presqu'île du Cotentin et son port sont devenus une gigantesque base logistique. Sur les quais, un millier d'officiers et marins américains assurent, avec les dockers français, le débarquement quotidien de 10 000 tonnes de véhicules, munitions, nourriture.
Le 29 septembre 1944, 1 318 camions GMC en partance de Cherbourg acheminent vers les troupes alliées du front 8 000 tonnes de matériel.
Sur les premiers kilomètres de la « Red Ball Highway Express », la route du front, défilent hôpitaux, dépôts, aérodromes, camps de repos, chaînes de réparation pour tanks et camions.
Les entrepôts du Cotentin mobilisent des militaires en nombre : les 430 000 habitants du département de la Manche cohabitent avec 120 000 soldats américains, dont 50 000 Afro-Américains.
D'emblée, la cohabitation, qui s'est prolongée jusqu'en 1946, ne s'annonce pas facile : « L'enthousiasme des Normands pour les forces anglo-américaines risque de s'inverser proportionnellement à la durée de notre séjour en Normandie », prévient dès l'été 1944 la 1re armée américaine.


Premières blessures


Auteur du livre La Normandie américaine, fruit de nombreux témoignages et d'archives dépouillés aux États-Unis, l'historien Stéphane Lamache, 52 ans, met en relief le choc entre le Nouveau Monde et la vieille Europe : « D'un côté, de jeunes Américains très sûrs d'eux-mêmes, dotés en masse de matériels modernes tant en véhicules qu'en moyens de transmissions déjà miniaturisés.
Une Amérique au top de son histoire.
En face, des familles normandes évoquant Maupassant avec paysans en sabots, maisons au sol en terre battue et chevaux tirant des charrues.
Après quatre ans d'occupation et le choc des bombardements, les Normands ont perdu leurs repères. »




 
Des civils récupèrent dans leurs décombres les effets personnels qui peuvent encore être sauvés.
© Conseil régional de Basse-Normandie-National / archives USA

Les premières blessures relèvent de l'amour-propre.
Les GI, qui organisent des bals sous tente avec plancher, mettent en place des tournées en GMC pour amener les jeunes femmes sous leurs guinguettes.
Mais pas ou peu de place pour les jeunes Normands.
Le stade de Cherbourg devient un enjeu.
Au terme de quatre mois de négociations, les mardi et jeudi sont réservés aux footballeurs cherbourgeois
Un mardi de mai 1945, une violente bagarre éclate entre joueurs de base-ball américains, campant sur place, et footballeurs qui réclament les lieux.
La Presse cherbourgeoise compare les libérateurs avec les occupants précédents : « On ne peut pas dire que les relations [avec les Allemands] étaient cordiales mais elles furent correctes. »
À la rentrée scolaire 1945, l'état-major allié (le Shaef pour Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force) annonce vouloir maintenir dans plusieurs écoles des détachements de la Military Police, qui y sont installés depuis la Libération : « Maintenant que nous sommes en paix, nous ne pouvons pas tolérer que les militaires aient le pas sur la population civile », tonne le maire de Cherbourg, René Schmitt.

Accidents et agressions

Suivent les querelles financières et matérielles.
Fin août 1944, les Américains emploient 7 000 travailleurs civils pour 75 francs par jour et une ration militaire.
« Avec 100 francs, les Allemands payaient mieux » constatent les ouvriers.
L'Organisation Todt, chargée de construire le mur de l'Atlantique, n'avait pas lésiné sur les moyens. Rapidement, les Français seront remplacés par des prisonniers de guerre allemands…
Les stocks américains suscitent des convoitises.
Trop. Le 6 août 1944, treize dockers sont arrêtés pour le vol de 984 paquets de cigarettes et 188 savonnettes.
Sanction : de quinze jours à un mois de prison.
Dérober un jerrycan d'essence vaut quatre mois de prison.
Le marché noir de l'Occupation continue : « On peut faire fortune aux dépens des Américains », souligne Stéphane Lamache.
Ces multiples agaceries réciproques auraient pu rester sans conséquence sans les bruyantes rafales tirées en l'air par des soldats ivres, mais surtout les morts accidentelles.
Bien que les routes militaires soient interdites aux civils, on ne compte plus les victimes des camions américains : un enfant de 8 ans tué le 27 août 1944, une mère de famille le 11 septembre, un cycliste le 30 septembre, pour ne citer qu'eux.



Cette photo est prise le 7 juin 1944 à Surrain (Calvados) : le civil Gustave Joret s'est fait tirer dessus par les GI, il est mort le 12 juin.
© Bibliothèque municipale de Cherbourg-Octeville (Coriallo)

Autant d'accidents soigneusement rapportés par La Presse cherbourgeoise plus discrète à propos des violences et agressions par les troupes américaines.
Du moins jusqu'à son « très sérieux avertissement » du 17 octobre 1944 sur les pillages, viols et assassinats.
Le général français, Alphonse Juin, transmet l'article au général Eisenhower avec ce commentaire : « C'est le sentiment de tous les habitants de la Manche et de la Normandie au contact des Américains. »
Mais il n'y aura pas de grand déballage.

Ségrégation

Les autorités américaines se disent « émues des crimes dont se rendent coupables les militaires de couleur (sic) » et répliquent dans le même journal en déclarant la « guerre à l'alcool pour enrayer la criminalité ».
Une façon aussi de dénoncer le comportement mercantile des Normands qui vendent de l'eau-de-vie et l'inefficacité des pouvoirs publics français.
Premières mesures : le couvre-feu est ramené à 22 heures puis 18 heures ; la vente d'alcool aux soldats est interdite.
Un café de Carentan qui enfreint l'interdiction est fermé six mois.
En réponse aux exactions touchant les femmes, la justice militaire américaine frappe fort : le 23 novembre, trois GI sont condamnés à mort pour le viol de deux victimes en juillet 1944, près de Cherbourg.
En août sont recensés dix-huit viols.
Selon la gendarmerie, on en dénombre trente-cinq en septembre et sept en octobre.
Dans les campagnes, plus aucune femme ne veut aller traire les vaches seule le soir dans les champs.

Auteur de Les Manchois dans la tourmente 1939-1945, l'historien Michel Boivin a recensé 206 viols d'origine américaine.
Selon la Military Police, « 80 à 85 % des crimes graves (viol, meurtre) ont été commis par des troupes de couleur ».
L'armée américaine des années 1940 est, à l'image du pays, ségrégationniste.
À Cherbourg, on compte deux foyers de la Croix-Rouge : un pour les soldats blancs, un pour les noirs.
Dans sa recherche de criminels, la police militaire s'est-elle montrée plus compréhensive pour les premiers que pour les seconds ?
Les soldats de couleur cantonnés à la logistique ont stationné de longs mois dans le Cotentin, territoire étroit, alors que les combattants n'y ont que transité.
La gendarmerie locale avait recommandé l'ouverture de maisons closes, les autorités américaines s'y sont opposées.

Les alliés de 1944 s'apprêtent à fêter le 75e anniversaire du Débarquement et ses scènes d'allégresse. Ne serait-il pas temps d'évoquer des épisodes plus sombres ?

lepoint.fr

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